Les éditos de Kerdonis…



Le sablier d’or de Ponce Pilate


Il était une fois un malin de la politique dont le silence a traversé deux mille ans d'Histoire. En se lavant les mains pour ne pas choisir entre le juste et l'injuste Ponce Pilate s'est acquis une gloire redoutable. Laissant faire en écoutant la voix des plus bruyants il s’est moqué de l'équité.


Le dossier des 35 heures sera-t-il le théâtre des Ponce Pilate du troisième millénaire ? Le boulanger n'a pas le ridicule de se poser en arbitre de l'histoire. Faut-il pour autant l'oublier comme un acteur dérisoire ?


L'affaire est importante et la profession s'in­quiète. Le méchant vent de la rumeur pré­pare comme un mauvais orage.


Certains osent sourire en assurant que les boulangers ne sont pas contre la loi sur les 35 heures. La preuve ? Ils les font deux fois par semaine. Mais ne fuyons pas le pro­blème. Il s'agit de la durée du travail de nos salariés et la loi de la République s'applique à tous. Nous, boulangers, respectons la loi. Il y a de bonnes lois. Saluons l'anniversaire de la loi du 25 mai 1998. Des responsables politiques, cohérents, déterminés et coura­geux ont alors par cette loi défini loyalement ce qu'est une boulangerie. Le choix était clair et les auteurs de cette loi ont gagné pour mille ans un brevet d'anti Ponce Pilate. Mais ce même gouvernement qui hier clamait son respect du temps de fabri­cation changerait-il de cap ?


L’écueil de la confusion menace. Si en mai dernier il fallait du temps pour faire du bon pain, en faut-il beaucoup moins aujour­d'hui ? Le décret du Prince ne peut changer la vitesse du pétrin.


Par la vertu d'un vote politique la réduction du temps de travail est devenue une bonne chose. Certes la grande roue de la Loi ne peut se mouvoir sans écraser quelqu'un. Mais les règles qu'aveuglément on applique à tous forment-elles nécessairement une bonne justice ? La politique unique, comme la pensée unique est-elle la seule qui vaille ? La loi offre aux entreprises réduisant le temps de travail à 35 heures une aide de financière de 9000 F qui diminue de 1000 F par semestre. C'est comme un sablier d'or qui se vide au fil des mois. La loi accorde aussi aux petites entreprises un délai jusqu'à 2002 pour appliquer les 35 heures. Mais le bénéfice du délai exclut le bénéfice de l'aide.


Ainsi les patrons boulangers qui ne peuvent au coup de sifflet du gouvernement appli­quer les 35 heures verront se vider loin d'eux le sablier de Ponce Pilate. Le gouvernement pourra dire que ce n'est pas sa faute si, le temps passant, le coffre à subvention est aussi vide qu'un sablier oublié. Ce n'est pas sa faute non plus si les petites entreprises ne peuvent que progressivement passer de 42 heures à 35 heures. Ce n'est pas sa faute encore s'il est impossible d'employer une petite fraction d'ouvrier boulanger plus une petite fraction d'ouvrier pâtissier plus une petite fraction de vendeuse. Bref ce n'est jamais sa faute. Il s'en lave les mains. Il faudrait se taire si les responsables de la profession jouaient eux aussi les Ponce Pilate. Mais ils ne jouent pas. Ils travaillent. Les réunions paritaires se succèdent pour bâtir un accord. Nous ne savons pas encore quel sera le fruit de ces négociations. Mais ce qui est acquis c'est le constat d'une injustice. Par les impôts qu'ils paient les employeurs et les salariés des petites entreprises subventionnent les grandes entreprises. Le dopage, immoral dans le sport, deviendrait-il hon­nête dans la compétition économique ?


Nous refusons de critiquer pour le seul plai­sir de critiquer. L'an dernier le gouverne­ment a clairement marqué sa volonté d'ac­compagner notre métier dans son combat pour la qualité. Comment ose-t-il risquer l'incohérence d'un changement de cap ? La loi en cours de préparation pour l'automne ne peut-elle par des mesures d'équité réta­blir l'équilibre ?


Il est tout à fait anormal que le seul temps qui passe prive les boulangers d'une petite part de la manne publique. Le boulanger doit-il par son silence se résigner à n'être plus qu'une victime collatérale du progrès social ? Ou peut-il avec confiance demander qu'une mise en place progressive de la réduction du temps de travail ne l'exclut pas d'une aide publique.


Le gouvernement aura-t-il la sagesse de ne plus jouer avec le sablier d'or de Ponce Pilate ?



L’Orgueil des Grands Manipulateurs


La mode est la reine de notre temps. Une reine souriante souvent, tyrannique tou­jours. Cette orgueilleuse ne veut que des approbations. Mais son royaume étendu ne dédaigne pas l'infiniment petit. L'ac­tualité nous le rappelle en ouvrant le dos­sier des O. G.M.


Un Organisme Génétiquement Modifié (O. G.M) est un être vivant dont on a " bricolé" le patrimoine génétique. Ainsi cet organisme se trouve doté de propriétés que la nature n'avait pas prévu de lui attri­buer. On construit un O. G.M en recom­binant l'A.D.N. qui est le principal constituant des chromosomes porteurs de l'hérédité. La nature a écrit au cœur de chaque cellule vivante un code program­mant son avenir. En modifiant quelques signes de ce code, on change pour l'éternité le programme de cette cellule.


Ainsi naît une nouvelle activité scienti­fique : le génie génétique dont l'applica­tion permettra dans l'avenir de soigner certaines maladies.


Les O. G.M deviennent donc à la mode. Ils sont au menu de nos journaux du matin et du soir. Faut-il pour autant satisfaire au caprice de la mode et oublier le danger des O.G.M ?


Le problème c'est l'erreur de manipula­tion. Une plante néfaste mal "bricolée" par un géniteur génétique peut disperser dans la nature ses mauvais gènes qui deviennent alors de mauvais génies. La mutation est irréversible. On ne peut convoquer au laboratoire la plante défec­tueuse pour refaire la manipulation. La prudence dans les essais doit donc être la première des règles.


Les risques alimentaires sont encore peu connus. On découvre chaque jour de nou­velles allergies à de nouveaux produits.


Alors pourquoi par des manipulations mal maîtrisées augmenter inutilement les risques ?


Il ne faudrait pas qu'en quelques années une mauvaise manœuvre du génie géné­tique détruise ce que la nature a mis des milliards d'années à construire. Essayer et voir ensuite est une attitude bien bizarre.


C'est pourquoi, se fiant à son bon sens, le consommateur peu savant mais fort sage se demande si cette mode vaut d'être applau­die comme les autres.


Il a du mérite à s'interroger car les faiseurs d'opinions ont doctement mais hâtive­ment gratifié les O. G.M. du label de la modernité. Les rentables applications commerciales s'avancent batailleuses mais hypocrites au point de refuser les étiquettes mentionnant l'origine O.G.M.


Mais la mode varie et le doute est venu. Le journal "Le Monde" de ce mercredi 26 mai titre : " Les doutes s'accumulent sur l'innocuité du maïs transgénique " Aujourd'hui le maïs, demain le blé de notre pain ? Le problème est sérieux. Aux Etats-Unis près de cinq millions d'hectares de maïs transgénique ont été semés en 1998.


L’Union Européenne a rendu obligatoire depuis septembre 1998 l'étiquetage des ingrédients issus de plantes génétiquement modifiées. Mais on attend toujours les modalités d'application.


Et le consommateur s'inquiète. Au fond si la mode est reine le consommateur est roi. Il faut donc bien l'écouter et lui parler juste. Après le ton hautain de la mode médiatique on entend le ton gentil des grands groupes industriels. Ils multiplient les déclarations endormantes.


Nestlé : " Dans la mesure du possible nous modifions les recettes de nos produits. Et lorsque nous ne sommes pas certains de l'absence d'O. G.M. nous étiquetons le pro­duit ". Le doute toujours.


Danone : " Le but de Danone est de four­nir des produits qui font plaisir. Notre objectif n'est pas de créer des inquiétudes ". On ne peut mieux avouer que quand il y a trop de gènes il n’y a plus de plaisir.


Unilever : " Nous essayons d'éviter les pro­duits contenant des O. G.M." Comme si les O.G.M. étaient inévitables.


Et nous boulangers ? Depuis le début la profession refuse l'utilisation de produits à base d'O.G.M. et demande un étiquetage très clair. Nos choix en matière de qualité répondent à l'attente du consommateur.


Nous avons forgé ensemble les armes du bon combat : celui de la transparence et de la vente.


13 septembre 1993 : Le décret pain définit le pain de tradition française : ni additifs, ni surgélation. Après la grogne attentiste du démarrage, le pain de tradition fran­çaise est reconnu par tous les boulangers pour ce qu'il est : un label de qualité et un dopeur de rentabilité.


25 mai 1998 : La loi précise qu'une bou­langerie est le lieu où le pain vendu est fabriqué sur place et sans surgélation.


La profession a ainsi consolidé le pacte de confiance la liant à ses clients. Oui, le pain c'est vraiment la santé et la sécurité. Il faut partout faire connaître ces deux textes qui sont la base de notre stratégie.


Il faut affirmer aussi à tous les offreurs de matières premières et d'additifs que nous sommes déterminés à garder cette image de sécurité. Nous les remercions de nous garantir que les produits qu'ils nous vendent sont purs d'O.G.M. Nous ne pou­vons laisser manipuler les valeurs de la boulangerie. S'il le faut nous examinerons comment ne pas subir l'Orgueil des Grands Manipulateurs.



Lettre Persane sur la fermeture hebdomadaire

Usbek à son ami boulanger resté à Ispahan


Paris, le 15 Juin 2010


Tu as su mon cher Mirza comment les bou­langers de ce pays ont failli périr par leur aveuglement, victimes de leur propre avi­dité. Le pain de France était si célèbre que nos vizirs offraient à notre roi cette mer­veille croustillante pour en gagner la faveur.


Les boulangers de jadis écoutaient leurs magistrats syndicaux qui leur faisaient sentir que l'intérêt des particuliers se trouve toujours dans l'intérêt commun et que vou­loir s'en séparer c'est vouloir se perdre. Il ne faut point, disaient-ils, regarder la sagesse comme un exercice pénible car l'attention à autrui est une justice pour tous. Il n’y avait entre eux de différends que ceux qu'une honnête concurrence faisait naître. Ils menaient une vie laborieuse mais tran­quille. Chaque boulanger fermait un jour par semaine mais chaque client était servi car une intelligente union avait inspiré l'organisation d'un relais de présence. Le dimanche toute la famille se réunissait dans le bonheur et l'harmonie. Tous s'écou­taient, se parlaient, renouaient avec sollici­tude les liens d'une douce et tendre amitié. Ils instituèrent même une fête en l'honneur du pain.


Mais l'audace d'un homme en des jours ténébreux a changé ces beaux jours. L’obs­curité d'une éclipse de soleil en août 1999 aurait troublé son esprit. Il s'appelait Terminocui. Il affirma avoir découvert un dieu nouveau : l'argent. « Pour en gagner plus, disait-il je travaillerai encore plus. Je ne fermerai plus un seul jour par semaine ». Une loi venait de limiter à 35 heures la durée du travail. Il s'en moqua et en fit le double. Mais il sentit que son défi lancé à la nature dépassait les forces d'un honnête artisan. On vit alors dans l'aube du petit matin des livreurs discrets déposer à sa porte des cartons de pâte surgelée. Dans son magasin il flatta son client et fit comme si régnait encore la franchise. Cette nouvelle religion de "l'argent d'abord" multiplia les adeptes. Des gourous diplômés de finance et des fournisseurs avides d'influence eurent du zèle en abondance pour capter la confiance des artisans. Sous le poids des impôts, accablés par les charges beaucoup se résignèrent et signèrent des contrats fruc­tueux au bénéfice de M. Perlimpinpin. Se fiant à l'exemple de Terminocui ils ouvri­rent 7 jours sur 7 dans l'espoir de garder leurs clients. Mais peu à peu les clients s'étonnèrent, s'attristèrent, s'enfuirent. Jus­qu'alors ils se rassuraient en constatant que leur boulanger aussi savait se reposer. "Il ne pourrait, souriaient-ils, nous dire sa fierté d'être artisan s'il vivait lui-même comme une machine".


Ils allèrent se plaindre auprès du syndicat des boulangers et réclamer leur bon pain d'antan. Remué sans douceur par quelques artisans nostalgiques du travail bien fait le syndicat organisa des réunions, imagina des stratégies, déclara son plan et rencontra des notables.


Dans chaque petite principauté de ce pays il y a un prince titré préfet qui peut par arrêté ordonner la fermeture un jour par semaine. Les sages du passé avaient dicté cette mesure pour empêcher le fort d'écraser le faible. Mais c'était l'époque d'une autre religion. Le prince d'aujourd'hui est un homme prudent et pour faire respecter la règle il préfère attendre qu'il soit inutile de l'imposer. Le syndicat approcha le roi et avec déférence sollicita l'envoi d'une lettre auprès des princes locaux pour leur rappe­ler leur devoir. Cette lettre devrait bientôt circuler. On l'appellera d'ailleurs circu­laire. Elle est prête depuis six mois. Mais elle doit être signée par trois ministres et Paris est une grande ville, beaucoup plus grande qu'Ispahan. Il y a au moins un kilo­mètre entre chaque ministère.


Certains idéalistes ne croient qu'en la jus­tice. Ils ont porté leurs larmes et leurs alarmes devant le procureur du roi. Mais un magistrat, s'il est majestueux, se sou­vient que tout jeune, en 1968, il a entendu dire : ''Il est interdit d'interdire".


Les clients renâclent à manger du pain trop moderne. Ils savent que pour ouvrir 7 jours sur 7 le boulanger cédera aux Offres des Grands Manipulateurs. Dans une province voisine les poulets endioxinés n'ont plus droit de citer et la police les chasse de tous les étals. L'âme du pays est touchée. Leurs joueurs de balle qui étaient les meilleurs du monde commencent à perdre. Et les jeunes, malgré la tenaille du chômage, ne veulent plus d'un métier dépourvu d'amitié. L'exemple de Terminocui fait bien des ravages au cœur des fournils.


Mais c'est du cœur que viendrait le salut. Les épouses des boulangers tendrement aimées jusqu'à maintenant se désolent dans la solitude. Leurs maris harassés de fatigue n'ont plus de force pour leur faire une aimable conversation. Certaines vexées abandonnent un foyer où ne brûle plus la flamme du cœur. Et dans ce pays la femme du boulanger c'est important. Ils en font même des films.


Les ouvriers licenciés par des patrons qui ne veulent plus que des machines tournant 7 jours sur 7 ont lancé une grande grève. Par solidarité les conducteurs de métro vont bloquer Paris. C'est un usage ici. Mais c'est efficace.


Le gouvernement, préposé au bonheur du peuple, s'inquiète. Il craint qu'après la grève des musées les touristes fuient la France si le bon pain n'est plus qu'un objet de musée. Un comité de crise a été créé.


On attend une délégation du Québec. C'est une province lointaine nommée "Douce France" où travaillent d'irréductibles arti­sans boulangers résistant à l'empire de la productivité.


Les meuniers ont rappelé de sa retraite leur ancien président. C'est un grand vizir très sage qui réfléchit. Il ne pense pas qu'au jour présent. Il saura inviter les plus jeunes meuniers à respecter l'organisation de la profession.


Mais surtout quelques boulangers de carac­tère se révèlent. Ils veulent garder leur savoir-faire. Ils veulent aussi garder leur femme. Des magistrats prennent conscience du dossier. Ils pensaient que c'était de la part des boulangers un simple caprice de défense du marché. On ne leur avait pas dit que la paix publique dépend de l'équi­libre imposé entre le fort et le faible.


Pour recevoir les boulangers les préfets ont sorti les beaux tapis qu'ils ont achetés chez nous. Jusqu'à maintenant ils n'avaient pas reçu les boulangers. Ce n'est pas leur faute : dans ce pays les gens qui font des choses utiles ont souvent moins de prestige que ceux qui font de beaux discours.


Je crois qu'une douce égalité va bientôt régner. La vérité du métier renaît. Tous les vendeurs de pain vont respecter le jour de fermeture. Une honnête harmonie va rendre à l'artisan la paix si utile au bon­heur de la gourmandise. Tu devrais me rejoindre. Le bon pain de France vaut tous les ennuis d'un long voyage.




Lettre d’un boulanger à son ami coureur cycliste


Cher ami,


Depuis toujours mon rêve de gamin est de gagner le Tour.

Voir les coureurs mêler l'effort et la souffrance pour signer l'ex­ploit est spectacle magique. En juillet plus que du projet de vacances j'ai vécu du plaisir de victoires impossibles. J'ai cru voir la vérité en suivant les sprints fulgurants et les escalades incroyables. Aujourd'hui les repères se disloquent et le passé se perd dans des brouillards confus. Mais d'été en été le Tour de France ramène fidèlement le rappel chaleureux d'évidences ras­surantes.


Toujours la victoire se donne au plus méritant et celui qui gagne ne vole pas l'image de gloire glanée dans un immense effort. Même si des civilisations meurent aussi, le Tour, lui, ne peut périr car les rêves de victoire portent chacun vers un infini progrès.


La télé, brièvement infidèle, peut bien nous attrister de débats sur l'exclusion ou sur la solitude. Mais « celui qui croyait au ciel et celui qui n’y croyait pas » se mêlent dans le peuple immense qui applaudit sur le bord des routes. Blotties dans le cieI les caméras de l'hélico illustrent l'amitié complice de nos petits villages secrets et de notre somptueuse capitale accueillant le triomphe final.


Mais le miroir s'est brisé. Offusqués, nous avons appris avec rage qu'un modèle peut s'abîmer dans la médiocrité.


Comment tous ces gens importants qui prévoient et décident pour vous ont-ils pu oublier l'infini brillant de la vérité ? Par quel petit calcul des sponsors avisés ont-ils pu préférer l'ombre fugace et vide d'une victoire volée à l'authentique exploit ?


Dans la grisaille du quotidien le film de l'étape était fenêtre de liberté. Je veux encore y croire. Tout est possible à qui ose d'abord gagner sur soi-même. A terme la vérité est une valeur sûre. Un coureur ne peut être un démonstrateur chimique. Malgré toutes les petites seringues le progrès n'a de valeur que contrôlé en fonction de ses conséquences. On occulte malheureu­sement cela. Certains ne voient pas plus loin que la ligne d'arrivée. Tous ils souffrent de soupçons généralisés. Le règle­ment n'est pas utile pour sanctionner mais pour labelliser la performance.


Je t'ai dit tout cela parce qu'au fond je garde confiance et je compte sur ta volonté pour me rendre la joie de mes rêves d'enfant.



Réponse du coureur cycliste à son ami boulanger


Cher ami,


Depuis toujours mon rêve d'enfant est de devenir boulanger.

Voir au fournil l'effort et l'attention se mêler pour signer un beau pain est un moment d'émotion. Enfant j'ai découvert chez un oncle boulanger le bonheur de pétrir et de cuire. J'ai cru voir la vérité le jour où j'ai sorti du four mon premier pain croustillant. La chaleur fulgurante me comblait d'un plaisir incroyable. Aujourd'hui, les repères se perdent et les souvenirs se disloquent. Mais d'été en été, je reviens fidèlement dans la boulangerie de mon enfance évoquer mes souvenirs heureux.


Mon métier de coureur m'a promené de région en région. J'ai appris que le bon pain n'est jamais le fruit du hasard mais le résultat d'un travail exigeant. Le matin avant l'étape il est la source de mon éner­gie. Le soir après l'étape il est l'aliment de ma récupération. Même si le Tour de France un jour s'arrête, ma quête du bon pain toujours me fera prendre la route. Je sais qu'un bon boulanger jamais ne renonce et que la nostalgie d'un plaisir gourmand porte chacun vers un rêve infini.


La télé longuement désespérante peut bien nous ennuyer de débats sur l'exclusion ou sur la solitude. Mais je sais que le riche et le pauvre se mêlent devant la boulangerie dans la file impatiente distraite par l'odeur du pain frais. Des journalistes blottis dans leur étrange lucarne peuvent bien opposer le peuple des campagnes aux messieurs de la ville car je sais qu'au coeur de chacun règne le souvenir du pain partagé.


Mais le miroir s'est brisé. Choqué, j'ai appris avec colère qu'un exemple peut se casser dans la banalité.


Comment tous ces responsables qui prévoient et qui parlent pour vous ont-ils pu vous laisser oublier le décret instituant le « Pain de Tradition Française » ? Par quel petit calcul des fournisseurs avisés ont-ils pu préférer l'ombre fragile et vaine d'un client résigné à l'en­gagement lucratif d'un boulanger authentique ? Dans la monotonie du peloton s'étirant dans la campagne le bon pain frais était l'échap­pée de mon désir. Je veux encore y croire. Tout est possible à qui veut d'abord gagner sur la routine. A terme la vérité est une valeur sûre. Un boulanger ne peut être un préparateur chimique. Malgré toutes les petites poudres d'OGM le progrès n'a de valeur que contrôlé en fonction de ses conséquences. On occulte malheureusement cela. Certains ne voient pas plus loin que leur tiroir caisse. Tous ils souf­frent de soupçons généralisés. Le décret pain n'est pas utile pour sanctionner mais pour labelliser la qualité. Je t'ai confié tout cela car je n'abandonne pas facilement et je sais que tu sauras me rendre le plaisir vainqueur du bon pain aux mille saveurs.



Le lion et l’autruche


Le 12 août, à midi, Messire Lion, roi des animaux, réunit sa Cour et lui tint à peu près ce discours :


«Moi, roi dont vous admirez la pru­dence, j'ai dans ma jeunesse lancé un défi au soleil.


Je lui ai dit : tu te crois tout puissant car tu excites les moustiques contre nous mais tu n'es pas capable, un jour en plein midi, de faire de l'ombre à ma fière crinière. Si tu relèves ce défi, jamais plus ma griffe ne saisira le moindre animal pour en faire mon repas et je ne mangerai plus que du pain. Parole de lion, parole de roi.


Hélas, hier le soleil a relevé ce défi d'éblouissante manière. Pendant trois minutes une nuit offensante a terni ma crinière. Manger du pain ne me déplaît pas mais comment ne pas déchoir en cette affaire ?


Mes amis je vous ai souvent dit qu'avoir des idées était de votre part une provoca­tion et que seul votre roi pouvait manier ces outils de l'avenir que sont les idées. Mais si aujourd'hui je perds la face, la honte sera aussi sur vous. J'attends de vous des conseils dignes de mon rang. »


Dans un long brouhaha, la Cour long­temps délibéra. Sire Renard prit la parole :


« Seigneur, l'intelligence que chacun me reconnaît me fait un devoir de t'indiquer le chemin. Pour garder ton rang, tu ne peux frayer avec les petits. Un lion digne de ce nom ne peut manger que le pain des gros industriels. Ainsi restant de pair à compagnon avec les rois de l'argent tu res­teras un puissant parmi les puissants ».


Le roi grimaça un peu car il aimait le bon pain.


« Ami Renard, tu parles bien mais qui me dira comment réduire l'empire des arti­sans qui vont comme nos soeurs fourmis toujours travaillants et toujours agis­sants ? Ils ont même obtenu une loi pour défendre leur métier. Frère Renard, tu es un peu flatteur. Je veux bien pour notre salut à tous écraser les petits artisans comme je gifle les moustiques, mais com­ment faire ? A qui me donnera une idée concrète, je donne mon fils en mariage. »


Un grand silence tomba sur la forêt et le soleil, narquois, réchauffa ses rayons. Alors la frêle autruche, rose de désarroi, murmura d'une petite voix timide :


« Sire Lion, je t'offre quatre idées pour bannir les artisans boulangers du royaume des agissants ».


« Petite autruche, sourit le roi, te voilà bien hardie d'oser penser, mais par grâce je t'écoute ».


« Ma première idée, dit l'autruche, c'est de ne pas déranger les boulangers dans leur illusion millénaire qu'ils sont les meilleurs. Surtout ne leur dites pas que leur part de marché n'est plus ce qu'elle était : ils pourraient se réveiller et réagir. Que rossignols et pinsons sifflent que tout va bien et qu'ils peuvent se laisser bercer par la douce musique des situations acquises. Nos amis pigeons pourraient roucouler à leurs oreilles que leur pain est si parfait que les stages de formation sont tout à fait superflus. Sire, tout serait perdu pour vous si devenus lucides, ils découvraient que les bons stages de leur Institut sont la garantie de leur avenir ».


« Ma deuxième idée, dit l'autruche, c'est que tourterelles et hirondelles chantent partout la perfection de leur accueil. Il faut leur faire croire que comme jadis les clients sont dépourvus de choix et qu'ils viendront toujours chez eux. Notre frère serpent a prouvé jadis qu'il savait séduire. Il pourrait jurer à la boulangère que l'amabilité de l'accueil, l'élégance sobre du magasin et la parfaite propreté n'ont aucune importance. Sire, tout serait perdu pour vous si toutes les boulangères considéraient le client comme un ami à conquérir ».


« Ma troisième idée, dit l'autruche, c'est que nos amis coqs chantent haut et fort que le syndicat ne sert à rien. Je les aime bien les boulangers car ils sont un peu comme moi, petite autruche, ils refusent de voir que seule une action solide et bien coordonnée au plan national peut empêcher l'effritement de leur influence passée. Sire, tout serait perdu pour vous si les boulangers se rendaient compte que seul un syndicat national fort peut regrouper l'élan de leurs bonnes volontés pour une action vraiment efficace. »


« Ma quatrième idée, dit l'autruche, est je crois la plus prometteuse. Il faut que nos amis les petits chiens aboient près de tous les fournils et disent aux boulangers qu'il ne faut discuter ni les prix, ni les conseils de leurs fidèles meuniers. Nos petits chiens qui aiment les belles chaînes dorées sauront bien vanter les mérites des chaînes et franchises qui attachent le boulanger au meunier. Il faut leur répé­ter que leur travail est dur et que tout serait plus facile s'ils confiaient à leurs amis meuniers leur communication, leur comptabilité, leur formation, leur succes­sion. Il faut surtout décorer ce mer­veilleux meunier, digne de votre amitié Sire Lion pour avoir conquis le droit de dire qui peut s'installer boulanger. Oui Sire, tout sera gagné pour vous si l'indé­pendance des boulangers se brise au profit des meuniers. Grâce à vous, les boulangers industriels deviendront les rois du pain. Vous pourrez alors tenir votre parole, sans perdre votre rang et vous aurez mis dans la confusion ce flamboyant soleil que vous avez hardiment défié ».


Après un joyeux rugissement, le roi Lion embrassa sans lui faire de mal la petite autruche. Il tint aussi parole et lui donna son fils en mariage.



La flânerie du seigneur Flanine


Le seigneur Flanine flânait au milieu des riches terres à blé de Touraine. Il marchait, solitaire, parmi les épis mûrs. Il allait seul, songeant au beau blé dont il emplirait ses silos. Car le seigneur Flanine était meunier. Une ombre d'inquiétude assombrissait son humeur naturellement conquérante. Depuis quelque temps les rapports de ses vendeurs l'inquié­taient.


Ce n'était encore qu'un murmure mais la rumeur prenait forme : ses clients boulangers redécouvraient l'utilité de leur syndicat. On disait même qu'un coupable esprit de liberté polluait les fournils. Depuis des années le sei­gneur Flanine régnait tranquillement. Il savait se montrer humain. Il se flattait d'aider financièrement tout jeune boulanger assez tra­vailleur pour lui acheter beaucoup de farine. Mais un air mauvais de libre critique pertur­bait le climat.


Tout avait commencé par la sotte initiative d'un collègue meunier créant un diplôme pour décider qui pouvait devenir boulanger. Avec les autres le seigneur Flanine avait pensé qu'après quelques geignardes réclamations tout rentrerait dans l'ordre. Mais certains boulangers se mettaient à réfléchir. Et pire, à réfléchir sur le prix de la farine. Le seigneur Flanine voulait reprendre les choses en main. Subtil, il savait qu'aujourd'hui pour défendre ses intérêts il faut les habiller de principes à la mode.


La mode c'est la sécurité alimentaire. Le public refuse qu'un aliment lui fasse prendre le moindre risque. Certes, deux textes arment le pain d'une défense imparable : 1er le décret pain bannit additifs et surgélation; 2ème la loi définissant la boulangerie atteste la rigueur d'un homme de métier. Mais au diable la vérité quand commande la mode.


Au coeur de chacun veille la nostalgie d'un conte enchanteur. En semant, pas à pas, ses mies de pain le Petit Poucet a inventé la tra­çabilité. Le mot est un peu brinquebalant de lourdeur quand pour se faire comprendre il faut limiter son vocabulaire. Mais c'est un mot à la mode, un mot porteur qu'il faut exploiter. Transporté par l'excellence de son jugement le seigneur Flanine poursuivit sa promenade en précisant son plan de bataille.


Pour gagner, c'est tout simple : il allait créer un pain. Il l'appellerait Flanine, comme sa farine. Il n'imaginait pas meilleure marque que son propre nom. Certes il n'était pas du métier et en créant un pain il mangeait un peu le pain de ses clients boulangers. Tant pis, il enveloppera le tout en disant qu'il propose un service et le mot magique de traçabilité endor­mira les puristes. D'ailleurs plutôt que d'adhé­rer à des syndicats les boulangers devraient se placer sous sa protection. Et le seigneur Fla­nine se dit que le pain Flanine était un dra­peau auquel tous ses clients devaient se rallier. Pour éviter que des boulangers osent dirent leur mot il édictera deux règles : la discrétion et la fidélité.


La discrétion d'abord. L’accord commercial qu'il imposera précisera : " Utilisation exclusive de la communication habilitée par la minoterie Flanine*". Pour empêcher les boulangers de parler de leur pain rien ne vaut une bonne censure. Un boulanger est si brave que même bâillonné il saura fabriquer du bon pain pour le seigneur Flanine.


La fidélité ensuite. Le seigneur Flanine aimait trop la fidélité pour imaginer qu'un de ses bou­langers ose écouter les aimables causeries d'un autre meunier et lui acheter trois grammes de farine. Au nom de la sainte traçabilité, je peux bien se dit-il, forger quelques barreaux. L’ac­cord commercial qu'il imposera précisera : "Utilisation exclusive de la farine certifiée Flanine pour tous les pains de consommation courante*". Ainsi affranchis de la séduction des meuniers concurrents les boulangers res­pecteront la loyauté due au seigneur Flanine.


Tout semblait bouclé. Il avait bien craint quelques secondes l'interrogation indiscrète d'une Administration jadis sensible à la défense des petits artisans. Mais le mot traçabilité est vraiment à la mode et jouer sur la peur est toujours le meilleur moyen de s'imposer.


Il avait un point faible. Il évitait d'y penser. Il priait le ciel pour que les boulangers continuent à sommeiller dans une amitié qu'il entretenait savamment. Tout serait compro­mis si l'un d'entre eux se mettait à rêver d'une unité affirmant un pouvoir.


Mais il souriait d'une telle menace comme du vieil adage flattant le client d'être un roi. Il veillait au grain et ne doutait pas qu'en deve­nant boulanger il saurait étendre son influence. Dans cette douce espérance s'ache­vait la flânerie du seigneur Flanine.


* Ce texte entre guillemets est extrait d'une demande d'avis communiquée officiellement à la profession suite à la demande de la minote­rie Flanine de créer un pain Flanine



Quelques lignes de Monsieur Maginot

à son boulanger


Mon cher ami,


Un siècle s'en va et le cœur se serre. Même pour les plus braves le sentiment du temps qui passe est une méchante morsure. On voudrait faire barrage. Moi aussi j'ai cru que les lois et les règles pouvaient bloquer l'invasion de l'enne­mi. Plein d'ardeur je suis entré à 23 ans dans ce siècle qui finit. A 53 ans, en 1930, j'ai fait voter une loi pour édifier à la frontière de l'Est une ligne qui porte mon nom. Cette ligne, cha­cun le sait, a donné à tous un sentiment de sé­curité illusoire. Pendant que nous renoncions à l'ombre de cette stratégie défensive l'ennemi se préparait. Pour l'ennemi pas de loi protectrice mais l'élan du mouvement. Une mobilité ful­gurante pour nous clouer dans une bien triste défaite.


Depuis 70 ans que je suis au Paradis j'ai re­trouvé des milliers de soldats qui comme moi ont été blessés au front de 1914. Ils me disent tous que pour eux la vie est revenue quand ils ont retrouvé le bon goût du pain. Comme moi ils entendent chaque jour monter de la terre que j'ai griffée d'infinies tranchées cette simple de­mande : "Donnez-nous notre pain de chaque jour". On me dit que vous allez faire la fête pour célébrer le 2000ème  anniversaire de l'inventeur de cette prière. Une délégation de fervents du bon pain m'a convaincu de vous adresser un mes­sage de Noël : "Ne faites pas comme moi, ne construisez pas votre avenir sur un sentiment de sécurité illusoire". Je m'explique.


Au début du siècle vous étiez les rois. Dans chaque village le boulanger était un grand personnage. Il avait l'amitié de tous et la solidité d'une institution. La part du pain dans le budget d'un ménage dotait votre métier d'un réel pouvoir politique. Hélas deux guerres ont fait de vous les gérants jalousés de la rareté. Croyez-­moi, le pouvoir politique, comme une tranchée, donne l'illusion de la sécurité.


De 1945 à 1978 vous avez âprement discuté, avec une cascade de gouvernements, centime après centime, un prix de pain qui vous sem­blait toujours insuffisant. Mais en face aucun ennemi ne bougeait et à cette époque tout pain fabriqué était un pain vendu. Vous avez voulu casser ce bonheur ignoré en réclamant la liber­té des prix. Votre victoire a ouvert une guerre de mouvement. Vos ennemis, industriels et grandes surfaces, ont pris acte de votre crispa­tion sur le passé. Ils sont sortis des tranchées pro­tectrices de la taxation pour conquérir vos clients. La nouvelle place forte à gagner ce n'est plus le notable de l'Etat c'est le client. Comme moi j'ai multiplié bunkers et tranchées, vous avez redoublé de discours sur votre métier. Les autres ont occupé le terrain : un rayon de pain par ici, un terminal de cuisson par là. Et tous ces terrains minés ferment votre progression. La loi, c'est bien comme règle du jeu mais les lois de la guerre s'appliquent plus dans les livres que dans le combat de la vie.


J'ai trouvé très sympathique votre bataille pour obtenir un décret qui magnifie le "Pain de tradition française" et une loi qui définit la Bou­langerie. Vous êtes comme un arsenal qui forge de bons canons mais qui ne s'en sert pas. Vous vous retranchez derrière les mots de la loi pen­dant que vos amis se moquent de vous. Vous avez arraché plein de textes pour faire respec­ter un jour de fermeture par semaine. Mais votre ami le gouvernement attendra le prochain millénaire pour sortir la circulaire qu'il vous a promis. Vous faites toujours confiance à vos meuniers mais eux ils sont mobiles et font mou­vement pour vous désarmer : Banette a obte­nu le droit de dire qui pouvait être boulanger; vos syndicats et vos services de comptabilité per­dent des adhérents car les chaînes de meuniers les enchaînent. Vous avez des milliers de soldats mais beaucoup se terrent dans la tranchée de leurs souvenirs et vos forces dispersées ne peu­vent tenir une ligne de front. Un fournil ne peut être un fortin efficace pour un boulanger isolé et immobile.


Il ne faut jamais sous-estimer l'ennemi. Vos concurrents sont plus mobiles, ils écoutent la mode, ils écoutent les femmes. Alors qu'on nous assène les slogans de la parité, alors que l'ar­mée même se vante d'accueillir les femmes, alors qu'une femme préside un parti politique plutôt macho, quelles sont les femmes qui ont la pa­role chez vous ?


Les jeunes créent la mode et font bouger la vie. Tous vos succès que vous cachez pour ne pas fai­re de jaloux sont les réussites de vos jeunes bou­langers. Ils sont comme ces soldats que j'ai vu sortir des tranchées protectrices pour se battre et goûter la victoire.


Vous êtes des petits et par vos cris de détresse vous glanez des succès de presse qui souvent res­tent sans lendemain. J'ai organisé la défense du pays en le figeant dans le malheur des tranchées. Un de mes successeurs en 1940 a appelé au combat heureux en organisant l'armée de mouvement. Renoncez s'il le faut à l'illusion d'être par votre nombre une grande armée. Napoléon a enseveli son armée au retour de Russie sous les coups des francs tireurs. Donnez la parole à vos jeunes, à ceux qui créent, à ceux qui bou­gent pour que le spectacle de leurs succès don­ne des forces à ceux qui résignés s'inclinent devant l'habitude.


Je suis un peu dur avec vous. Mais vous êtes si vaillants. Votre pain a donné sa saveur au siècle qui s'en va. J'ai souffert de voir le drame où a conduit ma stratégie d'immobilité. Donnez leur chance aux idées neuves ! La liberté sera votre élan. Mais pas dans le désordre. Face à l'enne­mi il faut être mobile sans être dispersés.


Le siècle nouveau ne sera pas l'avenir de celui qui s'accroche aux branches de sa légende.



Les vœux des Rois Mages


Dans le silence du désert la longue caravane des Rois Mages avançait lentement. Depuis la nuit des temps les trois amis Gaspard, Melchior et Baltha­zar se réunissaient tous les mille ans pour deviner l'avenir. Ils se donnaient rendez-vous à la bonne étoile car l'avenir ne se lit que dans la pureté de la nuit. Leur carte de visite était constellée des plus brillantes réussites. Il y a deux mille ans ils avaient prédit le rayonnement d'un nouveau né découvert dans la pauvreté d'une crèche. Il y a mille ans ils s'étaient inclinés devant un Capétien et lui avait prédit que sa dynastie de siècle en siècle construi­rait le beau pays de France. Le temps avait justifié la promesse des Mages. D'immortelles cathédrales, des châteaux sur la Loire, une langue superbe, un air de liberté et une bien belle Tour Eiffel avaient authentifié leur génie divinatoire.


Mais à la veille du 1er Janvier 2000 ils scrutaient les étoiles pour y lire l'avenir du nouveau millé­naire. Le protocole des Rois voulait qu'ils déposent leurs cadeaux devant celui dont l'avenir comble­rait tous les vœux. Le silence autour d'eux trahis­sait une attente. Un ange passa. Puis il revint, vêtu en porte parole et déclara : "Leurs majestés m'ont prié d'informer la ville et le monde, les grands et les petits, les riches et les pauvres qu'après avoir salué un Enfant Dieu et un Roi de France le millénaire nouveau sourira au Boulanger de France. On crut à une erreur. La peur du bogue troublait tous les esprits. Mais chacun des trois rois tint à honneur de confirmer son choix en offrant son traditionnel cadeau.


Se levant de son trône en or massif Gaspard parla le premier. "J'offre pour mille ans au Boulanger de France l'or qu'il mérite. La croûte dorée de son pain est plus brillante que l'éclat des étoiles. Nous scrutons toute la surface de la terre et n'avons pas trouvé d'engagement plus pur dans un métier aussi noble. Nous souhaitons que pour l'avenir notre ami boulanger soit fier de son travail et n'ait point honte à fixer le juste prix qui le fasse vivre dignement. Nos amies les étoiles observent le boulanger dans le silence complice de la nuit et nous disent que son travail est source de plaisir pour beaucoup. Que ce bonheur du travail bien fait dure mille ans !


Je ne souhaite pas la fin de la concurrence car par son talent le boulanger peut relever tous les défis. Mais je souhaite la fin d'une injustice et j'inviterai le gouvernement à faire loyalement appliquer la fermeture hebdomadaire. Il n'y a que lénifiante attitude et malveillance coupable à différer tou­jours la claire application d'une juste mesure. Depuis deux mille ans que nous guettons les étoiles le jour de repos est la loi de tous. Le Boulanger de France ne doit être exploité abusivement comme une machine. L’or que chacun veut honnêtement gagner ne peut l'être au prix de la cassure de l'autre. "


Emergeant doucement d'un nuage d'encens Mel­chior prit alors la parole: "L’encens que j'offre au boulanger est signe de gloire et de confiance. Qu'en l'an 2000 il prenne conscience de sa force et repousse les idées noires comme le vent dissipe l'encens. Il y a quelques jours j'ai médité du haut des étoiles sur les événements de Seattle. On voit mieux la vérité avec un peu de recul. L’échec spectaculaire est dû à la volonté totalitaire des grands fournisseurs d'imposer partout et à tous les règles des grandes surfaces et des industriels. Les gens refusent de vivre en consommateurs connus des seuls fichiers informatisés. L’artisan boulanger mène le bon com­bat : celui d'un homme de métier qui offre à tous un pain vérité et qui ne veut pas se laisser enchaîner par les financiers et les fournisseurs. Nous, mages, avions lu dans les étoiles que le succès de la loi défi­nissant la Boulangerie annonçait l'échec de Seattle.


Je forme le vœu que cet encens fasse un peu tourner la tête à notre ami boulanger en lui inspirant la confiance en soi. Etre modeste quand on est le meilleur c'est laisser le champ libre aux médiocres. Que le désir joyeux d'afficher son image le rende fier de son enseigne, cette silhouette de boulanger qui tutoie les étoiles. Je souhaite que cette enseigne éclaire nos rues comme les étoiles notre ciel d’hi­ver. "


C'est alors que Balthazar s'avança plein de vitalité, les bras chargés de myrrhe. "J'offre au Bou­langer de France cette plante magique qui, chacun le sait, donne le tonus qu'il faut pour se jouer des difficultés. Les problèmes ne manqueront pas mais je vous souhaite la force de les affronter. Le dossier des 35 heures est pour vous un piège redoutable. Vous avez été tenté par le refus catégorique et la contestation totale. Bien que roi détestant la contestation j'avoue que je vous comprends. Il fau­drait jouir de pouvoirs magiques pour faire un pain de qualité en temps concentré. Dieu merci, nous Rois Mages gardons notre monopole de la magie. Mais pour déjouer ce piège de votre gouvernement vous avez un fil conducteur : l'accord cadre que vous propose votre Confédération. C'est un outil souple pour gérer la réalité. Je vous souhaite tonus et bonne humeur pour suivre ce fil comme nous sui­vons notre bonne étoile dans la nuit.


Le tonus qu'offre la myrrhe vous sera bien utile pour ranimer votre esprit syndical. Votre syndicat est d'abord un lien entre vous, un lien d'amitié, un lien d'intérêt, un lien d'ambition partagée. Ce lien je vous souhaite de lui donner vie chaque jour par une confiance renforcée dans l'action commune. Vous vivrez un millénaire de bonheur si vous aidez votre syndicat à regrouper les forces dispersées de votre métier. "


Les trois Rois Mages, confiant en l'avenir de ce beau métier, décidèrent de faire graver sur le livre d'or de Gaspard :


"A l'aube de l'an 2000 souhaitons Santé, Bonheur et Prospérité aux boulangères et aux boulangers. Merci de donner le meilleur de vous-même pour nous donner le meilleur du goût. "



L’arbre, la violence et l’école


Ces millions d'arbres blessés, brisés, couchés nous font encore mal. Cette colère de la nature nous marquera pour longtemps. La tempête a donné une bien sévère leçon à notre époque qui veut tout et tout de suite. Nous avions oublié que construire un arbre demande des années et que la violence peut tout casser en dix minutes. Eduquer un homme exige aussi des années d'attention et la vio­lence peut tout détruire.


C’était un jour calme pour emploi du temps banal dans une école de Mantes la Jolie. Dans une classe de troisième deux élèves de 18 ans se sont fâchés car un plus jeune ne voulait plus faire leur devoir d'espagnol. Ils l'ont donc basculé par dessus la rampe de l'escalier du troisième étage. Et soudain la France a basculé dans l'inquiétude.


Dans le passé tout était clair. La fonction de l'école était de transmettre le savoir. On ne discutait pas le principe. On était d'autant plus homme, d'au­tant plus responsable qu'on était plus instruit, plus cultivé, plus éduqué. Cette vérité était aussi un moteur : elle poussait les parents à pousser leurs enfants pour qu'ils fassent de bonnes études. L'école était le juge de paix de la promotion sociale. Mais il y avait aussi, tacitement admise, l'idée que l'école sélectionnait les meilleurs. Chemin de beau­coup de possibles l'école n'était pas le chemin de la facilité.


Depuis mai 1968 le vent de la liberté et de l'égalité est si violent qu'il a cassé l'école comme la tempête a brisé nos arbres. La règle est désormais : " Il est interdit d'interdire ". Nos repères ont été brisés comme nos arbres ont été détruits. Tous les jeunes ont maintenant droit aux mêmes diplômes quelles que soient leurs aptitudes personnelles. Cet objectif est même devenu un slogan politique. " Le bac pour 80% des jeunes ". La promesse politique sera tenue car il faut bien être réélu, le bac dût-il perdre 80% de sa valeur.


Tocqueville disait que la démocratie pour vivre a besoin de beaucoup de vertu. L'égalité et la liberté sont les piliers de la démocratie. Ils en seront demain les ennemis si chacun peut faire librement n'importe quoi. L'autorité a peur de son ombre. Le gouvernement nous a promis une juste circulaire qu'il n'ose diffuser par peur de déplaire à nos concurrents.


Le gouvernement préfère plaire aux enseignants en finançant des chercheurs en sciences sociales dont nous avons sélectionné trois perles :


1°- « il faut éviter un recours trop fréquent aux pro­cédures de signalement à la justice ». Veut-on faire respecter une nouvelle loi du silence dans les écoles ?


2°- « les sanctions doivent respecter la personne de l'élève et sa dignité ». Où est la dignité de celui qui balance sa victime par dessus l'escalier du troi­sième étage ?


3°- « les mesures du plan de lutte contre la violence doivent être accompagnées d'une meilleure prise en charge des populations qui sont les plus frappées par l'exclusion et par le chômage ». Ce qui veut dire que si tel individu est violent c'est parce qu'il est exclu et chômeur. S'il est exclu ou chômeur c'est de la faute de la société et de l'école.


Il ne viendrait à l'idée de personne de respecter assez les jeunes pour leur dire d'une voix forte que s'ils ne travaillent pas à l'école ils vont droit vers l'exclusion et le chômage. Le gouvernement, qui ne prend pas le risque d'envoyer la police dans les quartiers difficiles, prend le risque de garder des jeunes de 18 ans dans une classe garage. C’est le meilleur endroit pour faire mûrir l'amertume d'être inutile. C’est parce qu'ils ont le sentiment que rien n'a de sens que des jeunes mettent tout sens dessus dessous. Mais comment donner du sens quand défendre des valeurs apparaît dépassé, conservateur, ringard ?


Certes loin du tohu-bohu de quelques paresseux tentés par la violence d'autres jeunes travaillent et travaillent dur pour réussir et vivre d'un vrai métier. Au nom de l'égalité on les montre du doigt. On les accuse de dédaigner les autres en voulant réussir. Et si vraiment par son travail l'un d'entre eux gagne bien sa vie on le ramène dans le rang de l'égalité par l'impôt. Par l'impôt qu'il paiera il fera amende honorable en permettant à ceux qui se sont exclus par eux-mêmes en refusant de tra­vailler à l'école de bénéficier de multiples allocations, du RMI, de la CMU, etc...


Au nom de la sacro-sainte liberté de ne rien faire il ne faut pas brusquer les jeunes qui ne veulent rien faire à l'école. Au nom de la sacro-sainte égalité il faut que les perturbateurs de l'école puissent jouir du fruit de l'activité de ceux qui travaillent. Jadis on commençait sa vie d'adulte en demandant : "Quelle activité puis-je exercer ?». Aujourd'hui on demande : "A quel droit puis-je prétendre ? ".


Renan avait raison de dire : "Une école où les éco­liers feraient la loi serait une triste école". Certains jeunes gênés par ce qui subsiste de règle à l'école préfèrent le conseil de Marat : " C’est par la violence qu'on doit établir la liberté ". Que ferons-nous dans vingt ans de ces jeunes plus doués pour faire fonctionner leurs poings que leurs neurones ? Des artistes de la boxe comme le suggère Madame la Ministre ?


Depuis des années la tendance est de parquer les jeunes à problème dans des zones où n'habitent pas les journalistes et les gens qui font l'opinion. Mais que la loi du plus fort comme une mauvaise gan­grène se glisse dans les beaux quartiers et l'urgence sera forte de redécouvrir les vraies valeurs qui fon­dent la démocratie. Respect de l'égalité, mais l'égalité dans l'effort comme l'a toujours fait l'école de la République. Respect de la liberté, mais la liberté qui se grandit par le respect de la loi.


L'amour du travail bien fait est une vraie valeur. Avant de vouloir tout régir dans la pagaille l'Edu­cation Nationale pourrait s'inspirer de la sagesse de nos maîtres d'apprentissage. Plutôt que de for­mer et réformer par des règlements, ils forment avec patience, d'homme à homme, laissant au temps le soin de mûrir l'exemple qu'ils donnent. Je connais un boulanger qui a eu le bonheur de former deux années de suite un "meilleur jeune boulanger". J'ai lu sur son visage sa fierté d'avoir su transmettre son métier et former un homme.


L'apprentissage a toujours su faire vivre les notions d'exemple, de patience, de discipline et de respect de l'autre. Tout simplement parce qu'il ne se vit pas dans les mots de la politique mais dans la réalité.



L'art de faire du bon pain est l'honneur de tous les boulangers et ne peut faire l'objet d'un brevet


Cinq boulangers sont réunis dans un lieu tenu secret. Ils se taisent et leur silence révèle la gravité du moment. A eux cinq ils résument le talent légendaire du métier. Ils sont les artistes du pain. Ils créent les saveurs les plus envoûtantes. Leur pain fait courir la fine fleur des gourmands. Ils sont les meilleurs. Ils le savent. Ils se réunissent car une menace pèse sur leur suprématie. Le danger est ancien mais ils l'avaient dédaigné. Les meilleurs parfois sont tentés par le dédain. Mais venons au fait. Le 13 septembre 1993 la Confédération a obtenu un décret qui définit le "Pain de Tradition Française". Une définition claire et simple : ni additifs, ni surgélation. Ces deux condi­tions imposent une méthode qui, honnêtement respectée, garantit à tout boulanger un bon pain. C'est pourquoi nos cinq artistes du pain décident d'intervenir.


Et chacun à son tour de donner son avis.


Le premier se nomme Grignain. Blanchi dans les fournils il a conquis une notoriété justifiée. Per­sonne ne résiste à l'émotion qu'il instaure en évo­quant son apprentissage chez un maître vénérable qui lui a enseigné l'art de la grigne unique. Sa devise est : "Respect de la fermentation". Il a long­temps marché seul sous sa bannière. Du pays du soleil levant au pays du soleil couchant son nom est un drapeau de qualité. Il veut bien partager le talent dont le ciel l'a doté. Il s'est d'ailleurs décou­vert un don de formateur. Partager, oui, mais il ne faut pas exagérer. De quoi se mêle la Confédéra­tion en voulant faire de tous les boulangers de bons boulangers ? Ce décret "Pain de Tradition Fran­çaise" risque de démocratiser la qualité. Dieu merci, il a trouvé une parade. "Je serai seul, dit-il, et de génération en génération on reconnaîtra la qualité à mon signe. L’unité est le principe de la perfection. Il n'y a qu'un seul Dieu. La vérité, cha­cun le sait, est une. D'un homme droit on dit qu'il n'a qu'une parole. Je le proclame donc : mon pain sera signé par une grigne unique. Un seul trait marquera sur toute la longueur de mon pain qu'il est l'œuvre du boulanger Grignain. Comme je suis le meilleur et pour éviter toute confusion il convient, dans l'intérêt général bien sûr, que les tri­bunaux construisent pour moi une jurisprudence interdisant à tout autre boulanger de signer d'une seule grigne. "


Le second prit alors la parole :" Mon nom est " Honoré de Grigne " et j'ai l'honneur d'avoir reçu de mes aïeux l'art d'introduire dans l'élaboration du pain le respect de l'authentique. Le pain est le symbole de la vie. La vie qui est diversité et non monotonie. La vie est double et le chiffre deux la symbolise. La vérité débusque l'erreur. L’ombre sculpte la lumière. L’homme hésite entre le oui et le non. Même aujourd'hui il faut encore un couple pour faire un enfant. Il faut aussi un couple pour faire vivre une boulangerie. J'ai besoin de mes deux mains pour façonner mon pain. Je le pro­clame donc : mon pain sera signé par une double grigne. Deux traits marqueront sur toute la Iongueur de mon pain qu'il est l'œuvre du boulanger "de Grigne". Comme mon excellence sert l'intérêt général je demanderai aux tribunaux d'interdire à tout autre boulanger de signer d'une double grigne."


Le troisième prit ensuite la parole : "Mon nom est Trigrigne et je suis boulanger à Troyes dans l'Aube. De l'aurore au crépuscule dans le creuset de mon fournil je crois créer le mystère du pain. C'est une religion qui a sa trinité : pétrissage, fermentation, cuisson. Trois est le signe de la perfection dont le triangle est l'image. Le trisaïeul de mon maître d'apprentissage m'a révélé le secret de la qualité : trois grignes donnent au pain la saveur du bon­heur. Je le proclame donc : mon pain sera signé par une triple grigne. Chacun saura qu'il n'y a de bon pain que celui de Trigrigne. Que les magistrats se le disent : tolérer un autre pain serait une offense à l'intérêt général."


Le quatrième se leva : "On m'appelle Quatgrigne car avec quatre sous j'ai créé quatre boulangeries. Le secret de ma fortune est dans le respect de la nature. Au début de chacune des quatre saisons je change ma recette de pain. Pour moi il n'y a pas de règle et il faut accepter de prendre des risques dans la vie comme on doit choisir entre les quatre che­mins d'un carrefour. Le carré est le seul label de qualité et de vérité. Ne dit-on pas qu'une chose est honnête quand elle est carrée. Mais il faut bien donner un repère à nos clients qui redemandent des signes de qualité. Je le proclame donc : quatre grignes grifferont mon pain. Pour ma part je grif­ferai tout confrère boulanger assez insolent pour m'imiter en marquant son pain de quatre grignes et je compte bien sur les tribunaux pour ne pas me désavouer. "


En hésitant le cinquième prit la parole : "Vous êtes si fiers de votre force chers confrères en boulange que je n'ose pas vous avouer mon forfait. Mon crime est si peu banal que je crains d'être banni des bannetons si je brandis ma bannière. Depuis des lustres j'entends les artisans répéter que la main est la preuve de la grandeur de l'homme. J'ai donc décidé de demander au Ministre de la Qualité d'homologuer officiellement ma décision d'appo­ser cinq grignes sur mon pain. Je pense obtenir que dans l'avenir pour avoir le droit de s'installer bou­langer il faudra soit être de mes amis, de mes clients comme disaient les romains, soit me payer une taxe pour avoir le droit d'apposer cinq grignes sur son pain. Car enfin je fais de la formation et il est bien normal que je demande une lourde redevance pour user de mon brevet. Si vous êtes intelli­gents vous comprenez bien qu'on ne peut faire du bon pain qu'avec cinq grignes. Votre intérêt est de me suivre car ma bannière est double. J'ai en effet découvert que les deux extrémités d'une baguette n'étaient pas aussi plates que le cul d'une bouteille ou le fond d'un yaourt. J'ai donc décidé de dire que les deux bouts de ma baguette sont pointus. Je défendrai en justice mon droit de taxer tous les boulangers qui prétendraient faire du pain si leurs bouts ne sont pas plats. Je pourrai ainsi m'offrir beaucoup de publicité à la télévision. Ah j'oubliais de me présenter. Mais tout le monde me connaît : je m'appelle Saint Grigne."


Un grand silence s'établit. L’ange de la discorde passa. L’ombre d'une guerre générale menaça. Mais on entendit tinter dans le lointain le bruit ami d'un tiroir caisse. Chacun songea aux beaux écus qu'allait coûter une guerre générale. Et des murmures d'armistice grignotèrent le silence des cinq boulangers majeurs.


Quelques jours plus tard on lut dans la presse le communiqué suivant : "Les cinq meilleurs boulangers de France ont décidé de s'échanger mutuellement des attesta­tions reconnaissant le caractère original de la signature de leur pain. Ce caractère original se prouve par le nombre de grignes du pain. Tout pré­tendu boulanger qui sans droit prétendrait faire du pain en signant son produit par une ou deux ou trois ou quatre ou cinq grignes sera déchu à vie du droit d'exercer le métier. La peine sera doublée pour tout boulanger qui prétendrait que son pain a des bouts pointus. L’indulgence pourra être accor­dée à qui saura s'incliner pour payer les droits de brevet."



Vous avez dit bizarre ?...


Il était une fois des boulangers dynamiques. Ils étaient même un peu bizarre : lors de leurs réunions syndicales personne ne criait contre les collègues, contre la Confédération ou contre le gouvernement. Pour eux les problèmes ne résultaient pas de la faute des autres. Ils ignoraient même l'expression magique "y a qua". Ces boulangers toniques eurent une idée pour développer leur activité. Ils créèrent un groupement pour livrer du pain aux collectivités. Chaque boulanger assumant fidèlement sa part de fabrication cela donnait à leur union puissance et efficacité. Bien sûr que le pain soit livré par Pierre, Paul ou Jacques son prix était le même pour la collectivité cliente. Les pouvoirs publics furent attristés par cette sage innovation décidée en dehors de leur contrôle. Pensez donc, que des petits boulangers s'organisent pour jouer dans la cour des grands ! La Commission de la Concurrence fut saisie. Ils décidèrent de casser ce zèle en utilisant la loi contre les ententes. Un procès fut instruit. Le prix identique pratiqué par les boulangers groupés fut considéré comme une entente quasi criminelle. La loi était mauvaise mais elle était la loi et il fallut céder. Les boulangers n'allèrent pas en prison mais ils durent cesser de s'unir pour servir.

Danone-LU vient de décider un plan social. A-t-elle tort ? A-t-elle raison ? C'est son problème. On n'imagine pas les dirigeants d'une des plus belles entreprises de France s'embarquer sans biscuit sur un dossier aussi délicat. On peut même penser que les décisions douloureuses d'aujourd'hui préparent la bonne santé économique de demain. La loi dans cette affaire n'est pas violée mais des dizaines de députés sont attristés d'une décision économique politiquement non correcte. Alors ceux qui fabriquent la loi lancent un boycott. Ils préfèrent enrichir les concurrents et affaiblir l'entreprise française qu'accepter une décision prise en dehors de leur contrôle. Par ce boycott ils créent une entente pour punir Danone LU. C'est illégal mais c'est politiquement correct. Le but est que chacun comprenne qu'il n'est pas normal que l'Etat ne régente pas toutes les activités du pays, même celles qui ont le droit de s'exercer tout à fait librement. A mon humble avis l'Etat ferait mieux de faire respecter les lois qui organisent la fermeture hebdomadaire des boulangeries. C'est vraiment bizarre un pays où les notables forgent des ententes pour contester des décisions parfaitement légitimes et oublient de faire respecter les textes qui leur déplaisent.

Ainsi pour se bâtir une image forte la première règle est d'être politiquement correct. La seconde est de cultiver sa capacité de nuisance. Prenons l'exemple des cheminots. Il est politiquement correct de respecter la légende d'un métier héroïque. Mais est-il juste de ne pas regarder la réalité en face "Pendant dix jours le travail de tous a été suspendu à la volonté d'une toute petite minorité de bloquer le pays. N'est-il pas bizarre d'expliquer un arrêt des transports par un mouvement social" C'est plus qu'une bizarrerie de langage d'endormir l'usager d'un service public avec des mots qui valorisent des actions injustifiables. On nous assène une cascade de slogans : Par définition tout cheminot qui se plaint combat une injustice. Vous ne pouvez contester mon caprice qui vous lèse car vous détestez l'injustice. En vous obligeant à voyager comme du bétail nous vous faisons l'honneur de vous faire participer à "un mouvement social ".

A mon humble avis, le travail des ouvriers boulangers est aussi dur que celui de beaucoup de cheminots. Mais leur capacité de nuisance est beaucoup plus faible et le Premier Ministre ne se précipite pas pour lâcher du lest. Normal, parmi les grévistes il espère beaucoup d'électeurs. Les jeunes vont trouver ça bizarre que pour réussir dans la vie demain il faille peaufiner sa capacité de nuisance plutôt que sa compétence. En donnant avec nos impôts raison aux cheminots bloqueurs le gouvernement se donne une belle couleur sociale. Si être social c'est céder, pourquoi le gouvernement ne reprend-t-il pas le dossier des 35 heures en boulangerie ? En acceptant enfin un minimum de souplesse il pourrait être social et juste à la fois. A mon humble avis il serait quand même bizarre que la prime à la nuisance devienne le drapeau de la bonne gouvernance.

Mais cette semaine la palme de la bizarrerie revient au Président de l'UPA. Vous savez que la Confédération de la Boulangerie a quitté la Cgad parce que depuis des années elle réclamait en vain une représentation proportionnelle au nombre d'entreprises. Cela lui a été bien brutalement refusé. Vous avez dû trouver drôle de lire dans toute la presse le discours du Président de l'UPA qui coiffe la Cgad. Il réclame avec force au Medef une représentation proportionnelle au nombre d'entreprises et de salariés qu'il croit représenter. Voilà une nouvelle illustration du proverbe : "Faites ce que je dis, pas ce que je fais ", ou plus égoïstement "Ce qui vaut pour moi ne vaut pas pour les autres ". Vous avez dit bizarre ?...



" Loft story "


La France ne parle que de ça. Les propos des reclus de l'Elysée font toutes les conversations. Un accident technique est devenu un événement médiatique, plus : un fait de société. Rappelons que ce drame national s'est noué mercredi dernier à l'issue du Conseil des Ministres. Selon le plus récent communiqué c'est un mouvement social à l'Edf qui a provoqué le blocage des portes électroniques qui assurent à l'Elysée la sécurité des maîtres de l'Etat. Depuis huit jours une femme et quatre hommes ne peuvent plus sortir et sont coupés du monde. Jacques, Bernard, Elisabeth, François et Laurent vivent entre eux 24 heures sur 24. Nous avons pu capter leurs propos libérés des contraintes du vedettariat politique.


Jacques : "Notre destin de responsables politiques est d'être malmenés par les grèves des services publics. Ma longue carrière m'a appris la patience pour rebondir. Mais, vraiment, huit jours sans pain frais cela devient insupportable. Le pain industriel stocké dans ce bunker de crise peut permettre de survivre. Mais je l'ai déjà dit : ce n'est pas un aliment pour les chrétiens. Tous les cinq nous n'étions pas amis mais on savait sauver les apparences. Cohabitation oblige. Sans bon pain d'artisan je crains une baisse de notre moral et donc une tension au sommet de l'Etat. Nous sommes comme tous les Français : pour avoir confiance en l'avenir il nous faut notre bon pain croustillant. L'Elysée, c'est bien, mais sans pain frais je ne rempile pas et je retourne en Corrèze."


Bernard : "Je vous approuve Monsieur le Président. En tant que Ministre de la Santé je confirme que le boulanger est un élément essentiel de l'harmonie sociale. Je suis très inquiet des dérives technocratiques qui étouffent cet honnête artisan. Toutes les études médicales prouvent que le pain ne fait pas grossir et que sa consommation conviviale apaise les conflits. Au Kosovo le retour du boulanger a ouvert un chemin vers un semblant de paix. Ce confinement monacal doit nous faire réfléchir. La disparition programmée de l'artisan boulanger peut ouvrir un mauvais chemin vers un trouble social."


Jacques : "Vous parlez toujours vite Bernard. Personne ici ne veut nuire à l'artisan boulanger ."


Bernard : "Personne ne l'avoue mais l'obligation des 35 heures va casser du boulanger."


Elisabeth : "C'est exact mais c'est le prix à payer pour appliquer une réforme sociale qui marquera l'histoire de la gauche. En tant que Ministre du Travail je ne veux pas la mort du boulanger mais comment imposer un tel changement sans faire passer toutes les entreprises sous la même toise ? Je veux être juste et pour moi une entreprise de 3 salariés doit respecter les mêmes règles qu'une entreprise de 1 000 salariés. En travaillant plus que les autres les boulangers maintiennent cette valeur archaïque du respect du travail. Ils veulent progresser socialement ce qui est une injure à la notion d'égalité. J'ai confiance car en privant d'aides financières les boulangers qui font faire des heures supplémentaires je les obligerai à s'aligner. Je ne fais d'ailleurs qu'appliquer la politique définie par Martine qui m'a légué un dossier difficile. Toi, Laurent, tu serres dur les cordons de la bourse. J'ai plus de coeur que vous croyez et si j'avais de l'argent je ferai peut-être une exception pour confirmer la règle. Moi aussi je regrette le pain frais dégusté sous le soleil de Provence. Et depuis des semaines François me harcèle. Il ne comprend pas mon attitude de rigueur vis-à-vis des boulangers."


François : "Enfin, Elisabeth, si on veut être élu il faut faire un peu de politique. Ne laissons pas à Jacques le monopole du coeur pour défendre les boulangers. Moi je suis leur ministre et je rencontre les artisans. Les boulangers n'ont pas de capacité de nuisance. C'est heureux pour nous. Mais ils rassemblent, ils animent, ils agissent. J'ai vécu avec eux la Fête du Pain. Avec un budget de misère ils font vivre l'image de leur métier. Moi qui suis chasseur, j'ai flairé à Angers comme à Paris les traces d'une très vive passion pour leur métier. Il ne faut pas trop leur tirer dessus. Les 35 heures ajoutées à l'Euro ça fait beaucoup. Je m'étonne que Laurent, sensible aux humeurs du temps, n'adapte pas son discours."


Laurent : "Je n'ai rien à changer. Ma ligne politique fut toujours droite. Le boulanger et le Ministre des Finances ne font pas le même métier. Lui, c'est lui, moi, c'est moi. Mais mon amitié pour ce métier n'a plus à être prouvée. En 1998, président de l'Assemblée Nationale, j'ai fait prestement et unanimement voter une loi protégeant l'appellation « boulangerie ». Cette loi est la source d'un renouveau de qualité dans ce métier. Je veux bien encore faire un effort. J'ai quelque honte, je l'avoue, à verser aux grandes surfaces de grandes subventions et à refuser des petites aux boulangers. C'est vrai, avec trois salariés, ils ne peuvent du jour au lendemain passer de 45 à 35 heures. Sinon c'est le boulevard du travail au noir car ils ont de la peine à trouver des ouvriers. Je défends la politique d'égalité pure et dure mais, comme on dit depuis quelque temps, « sous bénéfice d'inventaire ». Je proposerai donc à Lionel que dans l'intérêt national et électoral un budget spécial aide les boulangers à passer ce cap difficile."


Elisabeth : "Laurent, tu ne lâches pas du lest pour me faire plaisir. Tu t'adaptes parce que le 1er janvier les boulangers seront en première ligne pour appliquer l'Euro et leur désarroi peut troubler ton image. Ne refusons pas ce que la prudence politique peut nous faire gagner. J'avais en douce préparé une exception pour les routiers dont les barrages peuvent nous barrer la victoire électorale. Je vais essayer de faire glisser les boulangers dans ma case " Dossiers sensibles à régler d'urgence".


Jacques : "Mieux vaut tard que jamais. Faut-il donc être obligé de réfléchir pour éviter les sottises ? Votre aveuglement à déstabiliser la boulangerie artisanale ne nous prive pas seulement de pain bien odorant. A l'étranger on ne comprend pas notre apathie vis-à-vis d'un métier qui contribue au renom de la France. Pour les Japonais comme pour tous les Français l'amour du pain est une vraie LOVE STORY ".



Lettre d'Usbek à son ami persan resté au pays

Les "raves parties"


Une poudre inconnue en Perse est ici fort à la mode. Cette poudre blanche est une des choses qui a le plus exercé ma curiosité en arrivant en France. Ignorant les usages je regardais cette poudre comme une chose banale. Des amis m'ont affranchi. Ils m'ont expliqué que les ministres de ce pays avaient formé le dessein d'utiliser cette poudre pour distinguer entre les bons et les mauvais citoyens. Car il existe deux poudres semblables au toucher mais fort différentes au goût.


L'une s'appelle la drogue. Elle ne vient ni de Bretagne ni de Provence où la nature si pure offre gratuitement la santé et le bonheur. Elle vient de pays plus lointains encore que notre Perse tant aimée. C'est un produit rare et très cher. Toutes les polices de ce pays-ci se mobilisent pour l'accueillir quand elle débarque dans les ports. Dans d'immenses champs s'organisent des messes avec grande musique pour partager cette poudre blanche. On m'a dit que cette poudre ouvrait la porte de paradis artificiels. Ces grandes manifestations seraient convoquées spontanément. Des milliers sont appelés et tous les pratiquants de ce nouveau culte se ruent dans les champs élus pour une nouvelle célébration.


Le gouvernement a voulu agir. Le ministre de l'Intérieur a reconnu que "chaque semaine des risques sont pris pour la vie des jeunes". Mais la nation a sursauté d'effroi. Oserait-on brimer le culte de la jeunesse dont le seul dieu est la liberté de l'instant présent ? Ici l'attirance de la révolution est prodigieuse. Le gouvernement a tenu à rectifier sa position. Il y avait de la fermeté dans sa déclaration :


"Le gouvernement crée le délit d'entrave à "rave partie". (C'est ainsi qu'on appelle ces cérémonies musicales de distribution de poudre blanche). Le gouvernement reconnaît que vouloir prévenir des risques c'est porter atteinte à la liberté de la jeunesse. La rave partie est l'expression d'une culture et ne peut être brimée. Brimer serait ultrasécuritaire et la sécurité n'est pas la priorité du gouvernement. Le gouvernement constate que le succès de la "rave partie" justifie sa volonté de privilégier le loisir par rapport au travail. Les "raveurs" sont aussi des électeurs."


Une déclaration aussi nette a mis au pas ceux qui selon le chef des polices écoutaient avec sympathie les propos critiques des populations qui " subissent les nuisances de ces rassemblements non maîtrisés."


Mais le gouvernement inquiet a cherché où porter la vengeance d'un pouvoir surpris. Il a trouvé sur qui lever le bras inflexible de la Loi. Toute la faute venait de la poudre blanche. Il a donc créé l'obligation d'entrave au travail de la farine. C'est une poudre blanche merveilleuse que des artistes d'ici - on les appelle boulangers - transforment en pain savoureux. Le pain offre à tous le paradis des vrais plaisirs. Les derviches de chez nous en connaissent les vertus magiques : il donne des forces et de la bonne humeur. Mais il a un défaut pour le pouvoir : il réunit dans un même bonheur les jeunes et les vieux, les riches et les pauvres. Le gouvernement se sent menacé par ce ferment d'unité qui donne au peuple une force calme. Par une belle déclaration de guerre à cette poudre blanche il a su montrer sa force :


"La poudre blanche dénommée farine fait à la drogue distribuée dans les raves parties une concurrence malhonnête et déloyale. Tout bon citoyen fera entrave à son usage. Le gouvernement frappera les boulangers par le tiroir-caisse et l'emploi. Il se félicite que la farine soit vendue bien moins chère aux industriels qu'aux artisans. Il souhaite le succès aux meuniers qui veulent s'approprier le label "Tradition Française" ou "enchaîner" les boulangers. Le gouvernement utilisera sans pitié le prétexte de l'Euro pour entraver les boulangers qui prétendraient répercuter dans le prix du pain le coût de la loi sur les 35 heures.


Le gouvernement décide sans état d'âme d'exclure des aides publiques les boulangers obligés de faire faire des heures supplémentaires à leurs salariés. Ne pouvant payer de bons salaires ils perdront ainsi l'appui de leurs bons ouvriers. Contraints de faire du pain à la va-vite ils seront peu à peu abandonnés par leurs clients. Ces mesures de bon sens casseront l'esprit de sédition qui s'exprime par une volonté de travailler plus pour améliorer son statut social. Cette volonté de distinction par l'effort est contraire à l'esprit de joyeuse égalité qui préside aux raves parties. Le gouvernement a choisi son camp. Il fera son devoir en aidant les jeunes à satisfaire leur belle passion d'une musicale oisiveté.


" Comme l'a dit le Ministre de l'Education Nationale, toute autre politique serait "démagogique et ultrasécuritaire".


Elections présidentielles au printemps.

JEAN FOURCHAUD CANDIDAT ?


La nouvelle a cassé dans les salles de rédaction la torpeur de l'été. Un boulanger candidat à l'Elysée, cela ne fait pas sérieux. L'usage veut que les postes importants soient réservés aux gens estampillés supérieurement intelligents et capables de définir et de servir l'intérêt général. Tous les notables que nous avons rencontrés nous ont unanimement déclaré : " Nous aimons notre boulanger. C'est un dieu dans son fournil. Mais qu'il y reste ! ". Pour que nos lecteurs puissent se faire une opinion nous avons demandé à notre ami Jean Fourchaud le pourquoi de son étrange démarche. Voici le texte de sa déclaration exclusive :


" En France pour être écouté, il faut être capable de choquer ou de nuire. Un boulanger ne sait pas nuire mais en déclarant ma candidature je suis conscient de choquer. Lors de la campagne en expliquant mon programme j'espère gagner la confiance de ceux qui veulent faire respecter la justice et le bon sens. Ma politique est simple. Elle se résume en trois mots : Liberté, Egalité, Fraternité.


LIBERTE. Nous sommes plusieurs à ne pas comprendre. Le gouvernement se bat pour qu'aucune ombre ne gêne les organisateurs de " rave parties ". Ils ont le droit absolu d'envahir par milliers une propriété privée pour y distribuer librement de la drogue en laissant à leur départ des victimes que la société doit soigner et des saletés que la société doit nettoyer. Nous les boulangers nous n'avons pas le droit d'organiser librement le travail de nos salariés. Le 1er janvier prochain il nous faudra bouleverser brutalement notre façon de panifier pour travailler quatre heures de moins. Sinon la sanction financière sera une grave menace pour l'avenir de nos entreprises. Certains d'entre nous pourront appliquer les 35 heures. C'est bien et je souhaite qu'ils soient de plus en plus nombreux. Mais pourquoi refuser la liberté de travailler à ceux qui, actuellement, ne peuvent réduire brutalement le temps de travail ? Je constate que la volonté de l'Etat de vouloir régenter la totalité de notre vie est une atteinte au principe de liberté. Le gouvernement tolère-t-il les abus pour mieux réduire nos espaces quotidiens de liberté?


EGALITE. Si je suis candidat c'est pour défendre l'idée d'égalité. Actuellement cette idée est utilisée par le gouvernement comme alibi pour multiplier sans cesse les réglementations et textes qui nous privent du droit de conduire notre vie. Par exemple puisque les 35 heures conviennent aux grandes entreprises le gouvernement décide au nom de l'égalité de les imposer aux petites selon sa devise " Tout le monde sous la même toise ". Au cours de la campagne électorale je développerai l'idée qu'une honnête politique doit respecter EGALEMENT toutes les personnes et toutes les structures sociales. Pourquoi par exemple, avec un acharnement évident, le gouvernement défend-il pour la Corse le droit à la différence et refuse-t-il la plus élémentaire application de ce droit à une profession comme la nôtre qui est, chacun en conviendra, assez différente de Renault, de l'Oréal ou du Crédit Lyonnais ? Pourquoi tel ministre défend-il publiquement et sans aucune gêne l'idée de rémunérer les collaborateurs de son cabinet avec des fonds secrets non déclarés et non imposés fiscalement ou socialement ? Pourquoi surtout le boulanger ne peut-il lui rémunérer ses ouvriers sur fonds secrets sans payer d'impôt ou de charges sociales ? Je pense qu'un boulanger peut tout autant qu'un autre proposer une politique de respect du principe d'égalité.


FRATERNITE. Il faut vivre avec son temps et défendre des principes ne signifie pas ignorer les évolutions sociales. Je reconnais donc que la fraternité aujourd'hui prend le visage de la PROXIMITE. En tout cas je pense que sur ce point personne ne peut nier le vécu quotidien du boulanger pour comprendre et faire vivre la proximité entre personnes différentes qui se rencontrent dans un lieu de respect mutuel. Le pouvoir ne doit pas rester le jouet valorisant de notables coupés du peuple qui se protègent dans une tour d'ivoire loin des problèmes réels. Déléguer la pratique des responsabilités à des techniciens européens, nationaux ou régionaux n'est pas non plus la solution. Le temps d'une élection est l'occasion de regarder au delà des murailles de règlements. Pour que ne soient pas laminées les petites entreprises et les hommes qui les font vivre. C'est tout le sens de mon combat ".


Notre journal laisse bien sûr à Jean Fourchaud l'entière responsabilité de sa déclaration.


La raison du plus fort...


La raison du plus fort est toujours la meilleure. L'actualité nous le prouve à toute heure. Un boulanger se rémunérait honnêtement en panifiant une farine toute pure. Un lion survient de Bercy qui cherchait devanture et qu'une faim de gloire en ce fournil attirait. Qui te rend si hardi de troubler mon image ? dit ce lion plein de rage. L'Euro pour moi doit être source de gloire et toute hausse du pain à mon prestige est attentatoire. Je te le dis en amitié : que le peuple doute de ma sévérité et mon avenir de Président par tous sera déchiré. J'ai donc inventé en ma lionne fureur un mal qui répand la terreur : la Fausse Rumeur (puisqu'il faut l'appeler par son nom), capable d'appauvrir en un jour les boulangers de renom. Ils ne mourront pas tous mais tous seront frappés.


Je veux bien donner l'illusion d'un sage démocrate dissimulant son zèle autocrate et j'admets que du pouvoir la conquête vaut bien que mes bureaux offrent l'illusion d'une hypocrite enquête. Conduire le passage à l'Euro est pour moi la marque d'un fabuleux destin. Mais avant de sortir les griffes de ma rigueur je veux bien de chacun prendre les avis pour ne punir de tous que le plus odieux profiteur. Pour rester ambitieux aujourd'hui il faut paraître juste. Voyons donc sans indulgence l'Etat de notre conscience. Pour moi satisfaisant de l'Etat l'appétit glouton j'ai pour créer l'Euro dévoré force contribuables et jamais je l'avoue l'impôt ne fut si épouvantable. Mais je pense qu'il est bon que chacun s'accuse ainsi que moi.


Sire de Bercy, dit la gazelle, vous êtes trop bon roi. Vos scrupules font voir trop de délicatesse. En croquant ces contribuables vous leur faites trop d'honneur car ils se font chimère de croire toutes vos promesses. Quant à moi, présidant le Gaz de France, j'ai le bonheur, toute gazelle que je suis, de battre le record d'inflation en augmentant sur un an le prix du gaz de plus de vingt pour cent. Ce n'est rien dit la Très Grande Vipère car du gaz ne peut émaner une lourde douleur. Quant à moi pour faire filer de Paris à Marseille le TGV de vos wagons bleutés j'ai augmenté sérieusement le 1er septembre. Nul ne m'a critiquée. Mon initiative a été reconnue comme une courageuse décision d'entreprise. Une sonnerie retentit et Auchan s'avança sur le tapis des juges. Ce n'est rien Très Grande Vipère car tu es en dehors des règles communes. N'oublie pas qu'en vérité tu vis plus de l'impôt que de tes clients. En augmentant le prix du train avant l'application de l'Euro en aucun cas tu ne dérailles. Et si quelqu'un te siffle, ô Très Grande Vipère, tu pourras toujours faire grève et laisser tes clients sur le quai.


Soudain, devenant de plus en plus blanc, Auchan avoua une augmentation de lessive de trente pour cent. Le silence lui aussi devenait blanc. Mais un petit lézard vert sorti de la nature sonna la défense d'Auchan. Toute cette lessive permettra de blanchir beaucoup d'argent et grâce à vous nous aurons des Euros bien propres. Six mois avant les élections il serait bien sot de noircir une grande surface. Et tous opinèrent pour acquitter Auchan. Parmi les feuilles mortes on perçut alors un frisson. Trente feuilles grises prirent la parole dans un même onctueux froissement. Nous sommes le journal Le Monde et sommes fières de vous annoncer une hausse de 40 centimes. Sommes nous coupables ? Mais non, glissaient en souriant les juges prudemment indulgents. Chacun sait que vous êtes feuille politiquement correcte. La loi commune ne peut concerner le pain quotidien des purs intellectuels. Soyons sérieux, 40 centimes c'est une misère. Vous méritez plus pour répandre la bonne parole de la majorité plurielle.


Enfin le boulanger timidement s'avança. Je l'avoue, dit-il, je ne fais pas de politique, je la subis seulement. Pour moi, voyez-vous, les 35 heures c'est 15% d'augmentation de frais de personnel. Vous avez su, Sire de Bercy, me tenir loin des subventions que vous accordez aux grandes surfaces pour financer les 35 heures. Je ne puis donc vivre qu'avec l'aide de mes clients. On dit que j'aurais augmenté de 0,8% au mois d'août. Je reconnais que c'est beaucoup moins que les grandes surfaces. J'aurais dû faire comme elles : crier partout que je n'augmenterai pas le 1er janvier et ajuster gravement mes prix dans la torpeur de l'été. Mais, pour nous, augmenter n'est pas toujours facile. Demandez à ma femme ! Et pourtant si je reste à la traîne le poids des 35 heures et de l'Euro va encore m'accabler. Produit quotidien comme le journal Le Monde je m'en sortirais peut-être en augmentant comme lui de 40 centimes. Mais, c'est vrai, je ne fais peur à personne et je voudrais bien rester sage.


Un homme, quelque peu clerc, parlant dans une étrange lucarne, prouva par sa harangue qu'il fallait condamner ce petit boulanger dont venait tout le mal. Sa peccadille fut jugée un cas pendable. Vendre son travail au juste prix, quel crime abominable ! Rien que mille amendes n'étaient capables d'expier son forfait. On le lui fit bien voir. Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de Bercy vous rendront blanc ou noir.



La dictature de l’horloge

Les 35 heures


L'Avare de Molière rasait les murs de sa maison en criant : "Ma cassette, ma cassette". Cette crispation en a fait pour des siècles un triste sire. Aujourd'hui, l'objet fétiche est l'horloge. Elle est devenue le tabou de la société. S'affranchir de la loi de l'horloge c'est se mettre hors la loi. Le pouvoir veille. Il n'a plus ni cagnotte, ni cassette mais il se crispe sur l'horloge pour faire sentir la rigueur de sa puissance.


Artiste de nos ridicules, Molière faisait sourire la cour de Versailles. Jaloux de nos libertés minuscules le pouvoir fait pleurer les honnêtes gens de Versailles et d'ailleurs. Même Molière n'aurait pas osé inventer cette histoire symbolique. A Versailles des policiers accrocheurs poursuivent un méchant malfaiteur. Le dossier est solide. Le trafic de drogue évident. Les défenseurs de la loi arrêtent le suspect préservant ainsi des innocents de l'horreur de la drogue. Mais le policier ne tient pas la clé de la prison. C'est Monsieur le Juge. Et après 19 heures on n'enferme plus. Notre drogueur résigné fut donc condamné à ...reprendre sa liberté ce qu'il fit de surprise mais de bon gré. Il ne savait pas que la loi c'est la loi et qu'après l'heure ce n'est plus l'heure.


Le nouvel art de gouverner est ainsi. La lettre de la loi dédaigne l'esprit de la loi. La démocratie c'est peut-être bien mais la dictature de l'horloge c'est mieux. Cet étouffant esprit de dictature se répand partout. La loi sur les 35 heures est le feu d'artifice de la dictature de l'horloge.


Ne voyez-vous pas grandir autour de vous les symptômes alarmants de cette nouvelle maladie : l'horlogite ? Les travailleurs n'en meurent pas tous mais tous en sont frappés. Les entreprises, elles, risquent d'en mourir. Cette grave maladie se repère facilement. Le malade est saisi toutes les minutes d'une crispation du poignet qui l'oblige à regarder sa montre. Il se croit en danger s'il travaille plus de 35 heures. Jadis cordial, son climat de travail est devenu un climat glaciaire préhistorique. Il avait parfois un mot aimable avec les autres. Il n'ose plus même y songer car il pourrait oublier de regarder sa montre. Monsieur Jospin l'a bien dit : "Hors les 35 heures point de salut". Et l'horlogite de tuer l'ardeur au travail qui faisait la richesse de la nation.


Au fond de milliers de fournils quelques irréductibles s'acharnent autour du pétrin pour faire du bon pain. Ils oublient leur montre un peu détraquée par la farine. Ce qu'ils aiment c'est le travail bien fait qui permet à la boulangère d'engranger des euros. Mais un jour un envoyé de Monsieur Jospin a rompu l'harmonie de ce monde tout blanc. Il ne comprenait pas que l'horloge n'ait pas encore gangrené ce paisible univers de travail. Il a décrété que la dictature de l'horloge devait aussi faire le bonheur du peuple farineux.


Les boulangers d'abord abattus se sont réunis. Ils ont respectueusement sollicité que Monsieur Jospin pose son regard sur la réalité de leur métier. Honnêtement ils reconnurent qu'ils faisaient beaucoup d'heures. Sérieusement ils proposèrent de réduire fortement leur temps de travail. Mais ils ne pouvaient du jour au lendemain travailler aussi peu que la plupart des autres. Ils ne revendiquaient rien, seulement du temps pour faire du bon pain et pour bien servir leurs clients. Ils défilèrent même à plus de 4.000 dans la grande ville de Paris pour réclamer du temps pour travailler librement. Le ministre leur donna de bonnes paroles. Ils connurent un grand espoir : le lendemain de leur manif le gouvernement publiait au journal officiel un texte leur accordant un supplément d'heures supplémentaires. Hélas ce cadeau n'était que du vent. Le gouvernement avait failli se montrer humain mais il se souvint à temps que la lettre de la loi devait en étouffer l'esprit. Il refusa donc les aides financières aux boulangers. La loi c’est 35 heures et pas une minute de plus.


Le problème c'est que l'heure tourne et qu'une solution devient urgente. Les boulangers ne demandent qu'un peu de souplesse. Le gouvernement qui est près de changer la Constitution pour donner beaucoup de souplesse à la Corse ne peut-il écrire un petit texte pour donner un peu de souplesse aux artisans boulangers ? Ou faudra-t-il se résoudre à périr sous la dictature de l'horloge ?


Les mots des candidats


Un jour un boulanger rencontra un gentil martien qui n'avait pour tout bagage qu'un petit dictionnaire. Attiré par l'odeur merveilleuse du pain frais il supplia notre ami boulanger : "Votre pain est si bon que j'ai confiance en vous. Je pensais qu'un dictionnaire me suffirait pour découvrir votre pays. Mais je ne comprends pas tous les mots de vos discours électoraux. Les mêmes mots semblent changer de sens selon les candidats. Pouvez-vous me guider un peu ?"


- "Je ne suis pas savant dans l'art trompeur des mots mais un client venu de si loin mérite bien que je l'aide un peu. Dans ce pays ci les mots sont des miroirs pour charmer les électeurs. Les règles de séduction sont compliquées mais le principe est d'affirmer fort ce que l'on pratique faiblement. Essayons d'illustrer pour vous ces mystères.


Le mot "autorité" est actuellement très à la mode. Chez nous depuis 1968 il est interdit d'interdire. Dans votre dictionnaire l'autorité c'est le pouvoir de se faire obéir. Mais dans la rue personne n'ose plus s'opposer franchement aux mauvaises actions. Jadis on parlait de vol ou de violence. Ces mots sont devenus des provocations. Il faut dire "incivilité". La douceur du mot diffuse un parfum désuet qui cache le mal que l'on refuse de combattre. L'autorité n'est souvent que l'antichambre de l'ambiguïté. Par exemple, nous boulangers, vivons sous le règne d'une loi qui dans quasiment tous les départements organise la fermeture un jour par semaine. Chaque salarié mérite bien un jour de repos par semaine. La fermeture obligatoire est le seul moyen efficace de servir la justice. Pourtant il nous faut batailler sans cesse pour que l'autorité fasse vivre la règle. Derrière le mot autorité il faut souvent lire "peur de heurter le bon plaisir de chacun".


Depuis 1789 le mot "liberté" connaît une grande carrière. Nos anciens l'ont forgé comme l'outil permettant à chacun de construire sa vie. Ne plus être sous la dépendance étouffante de l'Etat était le rêve de tous. On a même inventé des mots comme " société libérale ". Mais l'Etat a pleuré de ne plus régenter la vie de chacun. Et peu à peu les filets de l'Etat ont gentiment paralysé les braves citoyens. La médecine libérale devient peu à peu une médecine gérée par des fonctionnaires. Chez nous l'estimable plombier gagne plus que le médecin dont la science longuement construite garantit notre santé. Si le boulanger veut se servir de la liberté des prix pour compenser ses charges qu'il fasse bien attention ! S'il n'est pas condamné il sera ruiné dans l'opinion. La poigne de fer de l'Etat vient de s'abattre sur le droit de travailler. A moins de dépenser des fortunes en heures supplémentaires il nous est interdit de travailler plus de 35 heures par semaine. Nos salariés n'ont plus guère la liberté de travailler plus pour devenir plus libres.


Le mot "sécurité" est utilisé chaque semaine quand un voyou est relâché par la justice. La sécurité de la procédure passe avant la sécurité de l'honnête citoyen. Ce mot est un dissolvant diffusé partout pour empêcher de penser au mot sanction.


Le mot "respect" vient d'être sorti de la naphtaline. Il n'a pas servi depuis longtemps et son usage est délicat. Il s'agit d'un sentiment qui porte à traiter quelqu'un avec de grands égards. Mais respecter quelqu'un serait lui reconnaître d'être plus sage et plus travailleur que les autres. Le mot "égalité" a donc culpabilisé le mot "respect" qui n'ose plus nourrir la moindre conversation. Nous boulangers, sommes un peu à part. Nous mettons notre fierté dans le respect de notre client et de notre travail. Parfois on nous regarde d'un drôle d'air à cause de notre fidélité à ces mots de respect et de liberté.


Le mot "partage" hésite à prendre son élan. Il vient d'un passé trouble. Il est parfait quand il évoque Saint Martin partageant son manteau ou le partage de notre délicieuse galette des rois. Mais il s'éloigne de la justice si l'on songe à l'Etat partageant les aides pour la réduction du temps de travail : presque rien pour les boulangers, presque tout pour les grandes surfaces !


Ainsi chez nous, cher martien, les mots sont des habits étranges. Mais c'est aussi un chemin pour dire nos passions. Le temps finit toujours par révéler la vérité des mots. Je regrette seulement que le mot "entreprise" soit si peu employé dans le débat actuel. Ce mot magnifique exprime le mouvement de la vie. Il veut dire qu'un homme décide librement d'exercer sa responsabilité pour construire un chemin de solidarité par le travail et l'échange. Nos candidats qui battent la campagne s'en souviendront peut-être pour nous éviter bien des maux.



Monéo = J'avertis du danger !


Lettre d'un banquier de quartier à son boulanger.


Mon cher boulanger,


Surtout, ne dites pas que je vous écris. Moi qui suis tout près de votre argent, je connais le coeur de votre métier. Depuis des années, chaque jour, votre pain est mon bonheur. Je ne savais comment vous remercier. Vous avertir du danger qui vous menace est pour moi remplir une dette d'honneur.


Dans notre société, vous êtes un cas bien à part. Pas seulement pour avoir contesté les 35 heures en criant tout haut ce que les électeurs de Martine Aubry ont rappelé tout bas dans le secret des urnes. Pas seulement pour avoir jusqu'ici échappé au rouleau compresseur des produits surgelés. Chaque jour en créant votre pain vous nous offrez une dose d'humanité chaleureuse. Vous êtes le métier qui a tenu tête à l'autoritaire entêtement des banquiers. Depuis toujours ils veulent tout commander. Moi, petit banquier de quartier, je suis l'alibi à visage humain de ce pouvoir froid dont la tête s'échauffe quand un naïf refuse de plier devant leur ambition. Le naïf, c'est vous cher ami boulanger. Je vais essayer de vous expliquer.


Leur plan pour vous réduire c'est Monéo. Le banquier veut tout connaître de chacun. Il y arrive. Aucune action ne peut s'accomplir sans se traduire par une opération bancaire. Chèques et cartes bleues sont les petits cailloux qui permettent à votre banquier de vous suivre à la trace. Même si vous prenez " les ailes de l'aurore pour vous poser au-delà des mers ", même là sa main froide vous saisira. Pour gagner les tropiques vous avez payé votre billet d'avion par chèque ou par carte. L'Etat qui gouverne les banques peut ainsi de Bercy scruter les reins et les coeurs de chacun.


Mais, vous les boulangers, sans aucune malice, vous jouissez d'un privilège unique qui prive la banque du contentement d'encercler tous nos espaces de liberté : presque toutes vos recettes se font en petite monnaie. Ce liquide ne vous noie pas de plaisir car il faut compter ces lourdes pièces dédaignées par les banques. Mais c'est un espace de liberté.


Pendant des mois l'Etat et les banques vous ont fait travailler dur pour vous faire accoucher de l'Euro. Vous avez été à la peine. Vous avez aussi été cité à l'ordre de la nation pour service rendu au public. Tout cela pour rien ? Quand des milliards ont été dépensés pour créer une nouvelle monnaie les banquiers veulent-ils la tuer en créant Monéo ?


Monéo est une carte de paiement électronique pour régler les dépenses inférieures à 30 Euros. C'est surtout une mine d'or et d'information pour le banquier. Monéo relègue la petite monnaie au rang d'accessoire inutile. Chaque utilisateur devra acheter la carte. Pour l'utiliser il devra la " charger " c'est-à-dire débiter son compte à la banque. Acheter la monnaie électronique c'est comme si on devait aller acheter ses pièces de monnaie à la Banque de France ! En plus, le boulanger acceptant de son client cette monnaie devra payer une commission à sa banque. Ces commissions se négocient individuellement. C'est dire que les boulangers isolés seront croqués menu par le gourmand banquier. Je regarde vos comptes. Je constate votre absence de pugnacité dans la négociation de votre prix de farine. Je comprends que le banquier veuille lui aussi participer à l'exploitation des boulangers.


Comme si avec les 35 heures vous aviez le temps d'expliquer à vos clients le fonctionnement d'une nouvelle machine ! Comme si vous étiez content d'accroître la file d'attente quand la machine se bloque ! Comme s'il vous était agréable de subir de longs délais de paiement !


La boulangère n'aura plus d'écus. Mais elle aura la joie de travailler pour sa banque. Une banque qui pourrait être polie avec elle. Il y a en France 30 milliards de transactions en espèces par an. Les seuls boulangers réalisent un sixième du total de ces transactions. Et les banquiers vous ignorent dans la mise en place de Monéo !


Amis boulangers vous devriez comprendre que seule votre union empêchera les banquiers de faire leur bonheur sur votre dos. Déjà que vous n'osez pas contrer l'emprise subreptice des meuniers ! Moi, petit banquier de quartier, si je prends le risque de vous écrire c'est parce que depuis toujours je craque pour votre pain frais. Contre Monéo il eût été lâche de ne pas vous avertir.


 

La peur qui fait gagner à tout coup

Monéo


Jouer sur la peur est intelligent car c'est très efficace. A notre époque une seule chose compte : le résultat. Ce n'est pas toujours facile d'agir sur les autres. Mais pour faire plier un troupeau un peu rétif connaissez-vous l'arme absolue ? C'est la peur de paraître ringard. Pour amener les commerçants à faire la fortune de Monéo les banquiers de France ont trouvé la fine astuce : puisque Monéo est moderne, les opposants à Monéo sont ringards.


Monéo est le porte-monnaie électronique (PME) qui doit normalement commencer sa brillante carrière médiatique dans un mois. Vous avez travaillé dur pour que naisse l'Euro. Et vous avez bien fait car l'Euro est la signature de l'Europe qui nous offre un beau chemin de paix. Selon les banquiers il faut maintenant jeter l'Euro. Pour tout dire simplement il paraît que les pièces de monnaie c'est dépassé. On comprend mieux maintenant le mépris avec lequel les banquiers ont dédaigné les boulangers en leur abandonnant début janvier la corvée d'introduire la nouvelle monnaie. Vous aviez les chèques, la carte bleue, les pièces et les tickets restaurants. Pour gérer la caisse d'une boulangerie il faut faire plus moderne. Et ça rapporte gros, surtout aux banques. Soyons honnêtes, on ne peut pas dire encore le montant des commissions : les banques se taisent pour mieux prendre par surprise les commerçants. Le brouillard sur leurs intentions endort la méfiance du petit peuple. On peut même penser qu'au début le réveil ne sera pas trop douloureux. Des offres de lancement à petites commissions briseront les tentatives de résistance. L'affaire est d'importance et dans quelques années le magot des commissions Monéo sera tel que s'il faut aujourd'hui paraître faire des efforts les banques sauront sourire à leurs clients.


Toute l'affaire a été conduite en douce. Jamais les boulangers n'ont demandé la suppression de la monnaie. Les tabacs non plus. Mais les banquiers qui savent gérer ont découvert une vérité : leur rentabilité serait plus grande si le coût de la gestion des pièces était transféré aux commerçants. On aurait pu élargir l'usage de la Carte Bleue. Qui d'entre vous n'a pas payé de petites sommes aux péages d'autoroute ? Mais c'était trop simple. C'est mieux de faire acheter par les clients la monnaie qu'ils utiliseront plus tard. Le coup le plus hardi c'est de transformer le boulanger en distributeur bénévole de monnaie électronique. C'est à la mode : la monnaie d'en-bas doit être distribuée par la France d'en-bas.


En théorie chacun peut refuser dans sa boutique le piège Monéo. Donc pourquoi contester ? Parce que l'habileté propagandiste des banques les conduira à décerner aux récalcitrants des étoiles de ringardise. Elles sauront inciter le client à faire valoir sa royauté et à exiger de tous les commerçants qu'ils arborent avec Monéo le drapeau de la modernité.


Les boulangers représentent 25% des dépenses en petite monnaie. Les tabacs, 28%. Ainsi ces deux modestes professions pèsent 53% du marché convoité par les banques. Et, miracle, les banques viennent seulement de découvrir qu'il serait convenable d'ouvrir le dialogue avec les représentants de ces deux métiers.


Enfin, si nous sommes trop petits pour avoir la parole il faudra bien souffrir d'offrir un service qu'on nous impose sans la moindre démocratie. Jadis la monnaie était une affaire d'Etat. Aujourd'hui c'est une marchandise que les banquiers peuvent négocier avec les plus offrants. En tolérant ce chantage à la modernité l'Etat veut-il mériter le titre d'efficace V.R.P. au service des banquiers ?


Les métiers de proximité sont bien gentils mais ils sont dispersés. Les banquiers ont peut-être raison d'en profiter. Encore quelques semaines et nous saurons si leur triomphe est total. Il paraît que certains banquiers dorment mal craignant qu'un boulanger ne se lève en criant : "Monéo s'il le faut mais à coût zéro !".


Mais la riposte est prête. Dans les coffres des banques s'entassent des étiquettes "Ringard" à coller sur tous les magasins hésitants. C'est vrai, pour gagner à tout coup, il faut jouer sur la peur de n'être pas moderne.



Dans une vie antérieure (de 1999 à 2003) j’ai eu  le plaisir d’écrire les éditoriaux du journal « Les Nouvelles de la Boulangerie »

Ils ne sont plus d’actualité mais  il m’a été agréable d’en relire

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