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Extraits de Britannicus de Racine

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BRITANNICUS

I,2 142-274

AGRIPPINE
Prétendez-vous longtemps me cacher l’empereur ?
Ne le verrai-je plus qu’à titre d’importune ?
Ai-je donc élevé si haut votre fortune,
Pour mettre une barrière entre mon fils et moi ?
Ne l’osez-vous laisser un moment sur sa foi ?
Entre Sénèque et vous disputez-vous la gloire
A qui m’effacera plus tôt de sa mémoire ?
Vous l’ai-je confié pour en faire un ingrat ?
Pour être sous son nom les maîtres de l’Etat ?
Certes plus je médite, et moins je me figure
Que vous m’osiez compter pour votre créature ;
Vous dont j’ai pu laisser vieillir l’ambition
Dans les honneurs obscurs de quelque légion,
Et moi qui sur le trône ai suivi mes ancêtres,
Moi, fille, femme, sœur, et mère de vos maîtres.
Que prétendez-vous donc ? Pensez-vous que ma voix
Ait fait un empereur pour m’en imposer trois ?
Néron n’est plus enfant. N’est-il pas temps qu’il règne ?
Jusqu’à quand voulez-vous que l’empereur vous craigne ?
Ne saurait-il rien voir, qu’il n’emprunte vos yeux ?
Pour se conduire enfin n’as-t-il pas ses aïeux ?
Qu’il choisisse s’il veut, d’Auguste, ou de Tibère.
Qu’il imite s’il peut, Germanicus mon père.
Parmi tant de héros je n’ose me placer.
Mais il est des vertus que je lui puis tracer.
Je puis l’instruire au moins, combien sa confidence
Entre un sujet et lui doit laisser de distance.

BURRHUS
Je ne m’étais chargé dans cette occasion,
Que d’excuser César d’une seule action.
Mais puisque sans vouloir que je le justifie,
Vous me rendez garant du reste de sa vie,
Je répondrai, Madame, avec la liberté
D’un soldat, qui sait mal farder la vérité.
Vous m’avez de César confié la jeunesse,
Je l’avoue, et je dois m’en souvenir sans cesse.
Mais vous avais-je fait serment de le trahir,
D’en faire un empereur, qui ne sût qu’obéir ?
Non. Ce n’est plus à vous qu’il faut que j’en réponde.
Ce n’est plus votre fils. C’est le maître du monde.
J’en dois compte, Madame, à l’empire romain,
Qui croit voir son salut, ou sa perte en ma main.
Ah ! si dans l’ignorance il le fallait instruire,
N’avait-on que Sénèque, et moi pour le séduire ?
Pourquoi de sa conduite éloigner les flatteurs ?
Fallait-il dans l’exil chercher des corrupteurs ?
La cour de Claudius en esclaves fertile,
Pour deux que l’on cherchait en eût présenté mille,
Qui tous auraient brigué l’honneur de l’avilir.
Dans une longue enfance ils l’aurait fait vieillir.
De quoi vous plaignez-vous, Madame ? On vous révère.
Ainsi que par César, on jure par sa mère.
L’empereur, il est vrai, ne vient plus chaque jour
Mettre à vos pieds l’empire, et grossir votre cour.
Mais le doit-il, Madame ? Et sa reconnaissance
Ne peut-elle éclater que dans sa dépendance ?
Toujours humble, toujours le timide Néron
N’oses-t-il être Auguste, et César que de nom ?
Vous le dirai-je enfin ? Rome le justifie ;
Rome à trois affanchis si longtemps asservie,
A peine respirant du joug qu’elle a porté,
Du règne de Néron compte sa liberté.
Que dis-je ? La vertu semble même renaître.
Tout l’empire n’est plus la dépouille d’un maître.
Le peuple au champ de Mars nomme ses magistrats ;
César nomme les chefs sur la foi des soldats.
Thraséas au sénat, Corbulon dans l’armée,
Sont encore innocents, malgré leur renommée.
Les déserts autrefois peuplés de sénateurs
Ne sont plus habités que par leurs délateurs.
Qu’importe que César continue à nous croire,
Pourvu que nos conseils ne tendent qu’à sa gloire ?
Pourvu que dans le cours d’un règne florissant
Rome soit toujours libre, et César tout-puissant ?
Mais, Madame, Néron suffit pour se conduire.
J’obéis, sans prétendre à l’honneur de l’instruire.
Sur ses aïeux sans doute il n’a qu’à se régler.
Pour bien faire, Néron n’a qu’à se ressembler :
Heureux, si ses vertus l’une à l’autre enchaînées
Ramènent tous les ans ses premières années !

AGRIPPINE
Ainsi sur l’avenir n’osant vous assurer
Vous croyez que sans vous Néron va s’égarer.
Mais vous, qui jusqu’ici content de votre ouvrage,
Venez de ses vertus nous rendre témoignage,
Expliquez-nous, pourquoi devenu ravisseur
Néron de Silanus fait enlever la sœur ?
Ne tient-il qu’à marquer de cette ignominie
Le sang de mes aïeux, qui brille dans Junie ?
De quoi l’accuse-t-il ? Et par quel attentat
Devient-elle en un jour criminelle d’Etat ?
Elle, qui sans orgueil jusqu’alors élevée,
N’aurait point vu Néron, s’il ne l’eût enlevée,
Et qui même aurait mis au rang de ses bienfaits
L’heureuse liberté de ne le voir jamais.

BURRHUS
Je sais que d’aucun crime elle n’est soupçonnée.
Mais jusqu’ici César ne l’a point condamnée,
Madame, aucun objet ne blesse ici ses yeux.
Elle est dans un palais tout plein de ses aïeux.
Vous savez que les droits qu’elle porte avec elle
Peuvent de son époux faire un prince rebellle,
Que le sang de César ne se doit allier
Qu’à ceux à qui César le veut bien confier ;
Et vous-même avouerez qu’il ne serait pas juste,
Qu’on disposât sans lui de la nièce d’Auguste.

AGRIPPINE
Je vous entends. Néron m’apprend par votre voix
Qu’en vain Britannicus s’assure de mon choix.
En vain pour détourner ses yeux de sa misère,
J’ai flatté son amour d’un hymen qu’il espère.
A ma confusion Néron veut faire voir
Qu’Agrippine promet par-delà son pouvoir.
Rome de ma faveur est trop préoccupée,
Il veut par cet affront qu’elle soit détrompée,
Et que tout l’univers apprenne avec terreur
A ne confondre plus mon fils et l’empereur.
Il le peut. Toutefois j’ose encore lui dire
Qu’il doit avant ce coup affermir son empire,
Et qu’en me réduisant à la nécessité
D’éprouver contre lui ma faible autorité,
Il expose la sienne, et que dans la balance
Mon nom peut-être aura plus de poids qu’il ne pense.

BURRHUS
Quoi Madame ? Toujours soupçonner son respect ?
Ne peut-il faire un pas qui ne vous soit suspect ?
L’empereur vous croit-il du parti de Junie ?
Avec Britannicus vous croit-il réunie ?
Quoi ! de vos ennemis devenez-vous l’appui
Pour trouver un prétexte à vous plaindre de lui ?
Sur le moindre discours qu’on pourra vous redire,
Serez-vous toujours prête à partager l’empire ?
Vous craindrez-vous sans cesse, et vos embrassements
Ne se passeront-ils qu’en éclaircissements ?
Ah ! Quittez d’un censeur la triste diligence.
D’une mère facile affectez l’indulgence.
Souffrez quelques froideurs sans les faire éclater.
Et n’avertissez point la cour de vous quitter.


II,2 385-406

NERON
Excité d’un désir curieux
Cette nuit je l’ai vu arriver en ces lieux,
Triste, levant au ciel ses yeux mouillés de larmes,
Qui brillaient au travers des flambeaux et des armes.
Belle, sans ornements, dans le simple appareil
D’une beauté qu’on vient d’arracher au sommeil.
Que veux-tu ? Je ne sais si cette négligence,
Les ombres, les flambeaux, les cris, et le silence,
Et le farouche aspect de ses fiers ravisseurs
Relevaient de ses yeux les timides douceurs.
Quoi qu’il en soit, ravi d’une si belle vue,
J’ai voulu lui parler et ma voix s’est perdue ;
Immobile, saisi d’un long étonnement
Je l’ai laissé passer dans son appartement.
J’ai passé dans le mien. C’est là que solitaire
De son image en vain j’ai voulu me distraire.
Trop présente à mes yeux je croyais lui parler.
J’aimais jusqu’à ses pleurs que je faisais couler.
Quelquefois, mais trop tard, je lui demandais grâce.
J’employais les soupirs, et même la menace.
Voilà comme occupé de mon nouvel amour
Mes yeux sans se fermer ont attendu le jour.


II,3 637-658

JUNIE
Il a su me toucher,
Seigneur, et je n’ai point prétendu m’en cacher.
Cette sincérité sans doute est peu discrète ;
Mais toujours de mon cœur ma bouche est l’interprète.
Absente de la cour je n’ai pas dû penser,
Seigneur, qu’en l’art de feindre il fallût m’exercer.
J’aime Britannicus. Je lui fus destinée
Quand l’empire devait suivre son hyménée.
Mais ces mêmes malheurs qui l’en ont écarté,
Ses honneurs abolis, son palais déserté,
La fuite d’une cour que sa chute a bannie,
Sont autant de liens qui retiennent Junie.
Tout ce que vous voyez conspire à vos désirs,
Vos jours toujours sereins coulent dans les plaisirs.
L’empire en est pour vous l’inépuisable source,
Ou si quelque chagrin en interrompt la course,
Tout l’univers soigneux de les entretenir
S’empresse à l’effacer de votre souvenir.
Britannicus est seul. Quelque ennui qui le presse
Il ne voit dans son sort que moi qui s’intéresse ;
Et n’a pour tout plaisir, Seigneur, que quelques pleurs
Qui lui font quelquefois oublier ses malheurs.


IV,2 1115-1286

AGRIPPINE
Approchezt-vous, Néron, et prenez votre place.
On veut sur vos soupçons que je vous satisfasse.
J’ignore de quels crimes on a pu me noircir.
De tous ceux que j’ai fait je vais vous éclaircir.
Vous régnez. Vous savez combien votre naissance
Entre l’empire et vous avait mis de distance.
Les droits de mes aïeux que Rome a consacrés
Etaient même sans moi d’inutiles degrés.
Quand de Britannicus la mère condamnée
Laissa de Claudius disputer l’hyménée,
Parmi tant de beautés qui briguèrent son choix,
Qui de ses affanchis mendièrent les voix,
Je souhaitai son lit, dans la seule pensée
De vous laisser au trône, où je serais placée.
Je fléchis mon orgueil, j’allai prier Pallas.
Son maître chaque jour caressé dans mes bras
Prit insensiblement dans les yeux de sa nièce
L’amour, où je voulais amener sa tendresse,
Mais ce lien du sang qui nous joignait tous deux,
Ecartait Claudius d’un lit incestueux.
Il n’osait épouser la fille de son frère.
Le sénat fut séduit. Une loi moins sévère
Mit Claude dans mon lit, et Rome à mes genoux.
C’était beaucoup pour moi, ce n’était rien pour vous.
Je vous fit sur mes pas entrer dans sa famille.
Je vous nommai son gendre, et vous donnais sa fille.
Silanus, qui l’aimait, s’en vit abandonné,
Et marqua de son sang ce jour infortuné.
Ce n’était rien encore. Eussiez-vous pu prétendre
Qu’un jour Claude à son fils dût préférer son gendre ?
De ce même Pallas j’implorai le secours,
Claude vous adopta, vaincu par ses discours,
Vous appela Néron, et du pouvoir suprême
Voulut avant le temps vous faire part lui-même.
C’est alors que chacun rappelant le passé
Découvrit mon dessein, déjà trop avancé ;
Que de Britannicus la disgrâce future
Des amis de son père excita le murmure.
Mes promesses aux uns éblouirent les yeux,
L’exil me délivra des plus séditieux.
Claude même lassé de ma plainte éternelle
Eloigna de son fils tous ceux, de qui le zèle
Engagé dès longtemps à suivre son destin,
Pouvait du trône encor lui rouvrir le chemin.
Je fis plus : je choisis moi-même dans ma suite
Ceux à qui je voulais qu’on livrât sa conduite.
J’eus soin de vous nommer, par un contraire choix,
Des gouverneurs que Rome honorait de sa voix.
Je fus sourde à la brigue, et crus la renommée.
J’appelai de l’exil, je tirai de l’armée,
Et ce même Sénèque et ce même Burrhus,
Qui depuis … Rome alors estimait leurs vertus.
De Claude en même temps épuisant les richesses
Ma main, sous votre nom, répandait ses largesses.
Les spectacles, les dons, invincibles appas
Vous attiraient les cœurs du peuple, et des soldats,
Qui d’ailleurs réveillant leur tendresse première
Favorisaient en vous Germanicus mon père.
Cependant Claudius penchait vers son déclin.
Ses yeux longtemps fermés s’ouvrirent à la fin.
Il connut son erreur. Occupé de sa crainte
Il laissa pour son fils échapper quelque plainte,
Et voulut, mais trop tard, assembler ses amis.
Ses gardes, son palais, son lit m’était soumis.
Je lui laissai sans fruit consumer sa tendresse,
De ses derniers soupirs je me rendis maîtresse,
Mes soins, en apparence, épargnant ses douleurs,
De son fils, en mourant, lui cachèrent les pleurs.
Il mourut. Mille bruits en courent à ma honte.
J’arrêtait de sa mort la nouvelle trop prompte :
Et tandis que Burrhus allait secrètement
De l’armée en vos mains exiger le serment,
Que vous marchiez au camp, conduit sous mes auspices,
Dans Rome les autels fumaient de sacrifices,
Par mes ordres trompeurs tout le peuple excité
Du prince déjà mort demandait la santé.
Enfin des légions l’entière obéissance
Ayant de votre empire affermi la puissance,
On vit Claude, et le peuple étonné de son sort
Apprit en même temps votre règne, et sa mort.
C’est le sincère aveu que je voulais vous faire.
Voilà tous mes forfaits. En voici le salaire.
Du fruit de tant de soins à peine jouissant
En avez-vous six mois paru reconnaissant,
Que lassé d’un respect, qui vous gênait peut-être,
Vous avez affecté de ne me plus connaître.
J’ai vu Burrhus, Sénèque, aigrissant vos soupçons
De l’infidélité vous tracer des leçons,
Ravis d’être vaincus dans leur propre science.
J’ai vu favoriser de votre confiance
Othon, Sénécion jeunes voluptueux,
Et de tous vos plaisirs flatteurs respectueux.
Et lorsque vos mépris excitant mes murmures,
Je vous ai demandé raison de tant d’injures,
( Seul recours d’un ingrat qui se voit confondu )
Par de nouveaux affronts vous m’avez répondu.
Aujourd’hui je promets Junie à votre frère,
Ils se flattent tous deux du choix de votre mère,
Que faites-vous ? Junie enlevée à la cour
Devient en une nuit l’objet de votre amour.
Je vois de votre cœur Octavie effacée
Prête à sortir du lit, où je l’avais placée.
Je vois Pallas banni, votre frère arrêté,
Vous attentez enfin jusqu’à ma liberté,
Burrhus ose sur moi porter ses mains hardies.
Et lorque convaincu de tant de perfidies
Vous deviez ne me voir que pour les expier,
C’est vous, qui m’ordonnez de me justifier.

NERON
Je me souviens toujours que je vous dois l’empire.
Et sans vous fatiguer du soin de le redire,
Votre bonté, Madame, avec tranquilité
Pouvait se reposer sur ma fidélité.
Aussi bien ces soupçons, ces plaintes assidues
Ont fait croire à tous ceux qui les ont entendues,
Que jadis ( j’ose ici vous le dire entre nous )
Vous n’aviez, sous mon nom, travaillé que pour vous.
Tant d’honneurs (disaient-ils) et tant de déférences
Sont-ce de ses bienfaits de faibles récompenses ?
Quel crime a donc commis ce fils tant condamnné ?
Est-ce pour obéir qu’elle l’a couronné ?
N’est-il de son pouvoir que le dépositaire ?
Non, que si jusque-là j’avais pu vous complaire,
Je n’eusse pris plaisir, Madame, à vous céder
Ce pouvoir que vos cris semblaient redemander :
Mais Rome veut un maître, et non une maîtresse.
Vous entendiez les bruits qu’excitait ma faiblesse.
Le sénat chaque jour, et le peuple irrités
De s’ouïr par ma voix dicter vos volontés,
Publiaient qu’en mourant Claude avec sa puissance
M’avait encor laissé sa simple obéissance.
Vous avez vu cent fois nos soldats en courroux
Porter en murmurant leurs aigles devant vous,
Honteux de rabaisser par cet indigne usage
Les héros, dont encore elles portent l’image.
Toute autre se serait rendue à leurs discours,
Mais si vous ne régnez, vous vous plaignez toujours.
Avec Britannicus contre moi réunie
Vous le fortifiez du parti de Junie,
Et la main de Pallas trame tous ces complots.
Et lorsque malgré moi, j’assure son repos,
On vous voit de colère, et de haine animée.
Vous voulez présenter mon rival à l’armée.
Déjà jusques au camp le bruit en a couru.

AGRIPPINE
Moi le faire empereur, ingrat ? L’avez-vous cru ?
Quel serait mon dessein ? Qu’aurais-je pu prétendre ?
Quels honneurs dans sa cour, quel rang pourrais-je attendre ?
Ah ! si sous votre empire on ne m’épargne pas,
Si mes accusateurs observent tous mes pas,
Si de leur empereur ils poursuivent la mère,
Que ferais-je au milieu d’une cour étrangère ?
Ils me reprocheraient, non des cris impuissants,
Des desseins étouffés aussitôt que naissants,
Mais des crimes pour vous commis à votre vue ;
Et dont je ne serais que trop tôt convaincue.
Vous ne me trompez point, je vois tous vos détours,
Vous êtes un ingrat, vous le fûtes toujours.
Dès vos plus jeunes ans mes soins et mes tendresses
N’ont arraché de vous que de feintes caresses.
Rien ne vous a pu vaincre, et votre dureté
Aurait dû dans son cours arrêter ma bonté.
Que je suis malheureuse ! Et par quelle infortune
Faut-il que tous mes soins me rendent importune ?
Je n’ai qu’un fils. Ô ciel, qui m’entends aujourd’hui,
T’ai-je fait quelques vœux qui ne fussent pour lui ?
Remors, crainte, périls, j’ai détourné ma vue
Des malheurs qui dès lors me furent annoncés.
J’ai fait ce que j’ai pu, vous régnez, c’est assez.
Avec ma liberté, que vous m’avez ravie,
Si vous le souhaitez prenez encore ma vie ;
Pourvu que par ma mort tout le peuple irrité
Ne vous ravisse pas ce qui m’a tant coûté.


IV,3 1337-1384

NARCISSE
Et ne suffit-il pas, Seigneur, à vos souhaits
Que le bonheur public soit un de vos bienfaits ?
C’est à vous à choisir, vous êtes encor maître.
Vertueux jusqu’ici vous pouvez toujours l’être.
Le chemin est tracé, rien ne vous retient plus.
Vous n’avez qu’à marcher de vertus en vertus.
Mais si de vos flatteurs vous suivez la maxime,
Il vous faudra, Seigneur, courir de crime en crime,
Soutenir vos rigueurs, par d’autres cruautés,
Et laver dans le sang vos bras ensanglantés.
Britannicus mourant excitera le zèle
De ses amis tout prêts à prendre sa querelle.
Ces vengeurs trouveront de nouveaux défenseurs,
Qui même après leur mort auront des successeurs.
Vous allumez un feu qui ne pourra s’éteindre.
Craint de tout l’univers il vous faudra tout craindre,
Toujours punir, toujours trembler dans vos projets,
Et pour vos ennemis compter tous vos sujets.
Ah ! de vos premiers ans l’heureuse expérience
Vous fait-elle, Seigneur, haïr votre innocence ?
Songez-vous au bonheur qui les a signalés ?
Dans quel repos, ô ciel ! les avez-vous coulés ?
Quel plaisir de penser et de dire en vous-même,
Partout, en ce moment, on me bénit, on m’aime.
On ne voit point le peuple à mon nom s’alarmer,
Le ciel dans tous leurs pleurs ne m’entend point nommer.
Leur sombre inimitié ne fuit point mon visage,
Je vois voler partout les cœurs à mon passage !
Tels étaient vos plaisirs. Quel changement, ô dieux !
Le sang le plus abject vous était precieux.
Un jour, il m’en souvient, le sénat équitable
Vous pressait de souscrire à la mort d’un coupable,
Vous résistiez, Seigneur, à leur sévérité,
Votre cœur s’accusait de trop de cruauté,
Et plaignant les malheurs attachés à l’empire,
Je voudrais, disiez-vous, ne savoir pas écrire.
Non, ou vous me croirez, ou bien de ce malheur
Ma mort m’épargnera la vue et la douleur.
On ne me verra point survivre à votre gloire.
Si vous allez commettre une action si noire,
Me voilà prêt, Seigneur, avant que de partir,
Faites percer ce cœur qui n’y peut consentir.
Appelez les cruels qui vous l’ont inspirée,
Qu’ils viennent essayer leur main mal assurée.
Mais je vois que mes pleurs touchent mon empereur,
Je vois que sa vertu frémit de leur fureur.
Ne perdez point de temps, nommez-moi les perfides
Qui osent vous donner ces conseils parricides.


V,4 1423-1479

NERON
Mais, Narcisse, dis-moi, que veux-tu que je fasse ?
Je n’ai que trop de pente à punir son audace.
Et si je m’en croyais ce triomphe indiscret
Serait bientôt suivi d’un éternel regret.
Mais de tout l’univers quel sera le langage ?
Sur les pas des tyrans veux-tu que je m’engage,
Et que Rome effaçant tant de titres d’honneur
Me laisse pour tous noms celui d’empoisonneur ?
Ils mettront ma vengeance au rang des parricides.

NARCISSE
Et prenez-vous, Seigneur, leurs caprices pour guides ?
Avez-vous prétendu qu’ils se tairaient toujours ?
Est-ce à vous de prêter l’oreille à leurs discours ?
De vos propres désirs perdrez-vous la mémoire ?
Et serez-vous le seul que vous n’oserez croire ?
Mais, Seigneur, les Romains ne vous sont pas connus.
Non non, dans leurs discours ils sont plus retenus.
Tant de précaution affaiblit votre règne.
Ils croiront en effet mériter qu’on les craigne.
Au joug depuis longtemps ils se sont façonnés.
Ils adorent la main qui les tient enchaînés.
Vous les verrez toujours ardents à vous complaire.
Leur promte servitude a fatigué Tibère.
Moi-même revêtu d’un pouvoir emprunté,
Que je reçus de Claude avec la liberté,
J’ai cent fois dans le cours de ma gloire passée
Tenté leur patience, et ne l’ai point lassée.
D’un empoisonnement vous craignez la noirceur ?
Faites périr le frère, abandonnez la sœur.
Rome sur ses autels prodiguant les victimes,
Fussent-ils innocents, leur trouvera des crimes.
Vous verrez mettre au rang des jours infortunés
Ceux où jadis la sœur et le frère sont nés.

NERON
Narcisse, encore un coup, je ne puis l’entreprendre.
J’ai promis à Burrhus, il a fallu me rendre.
Je ne veux point encore en lui manquant de foi
Donner à sa vertu des armes contre moi.
J’oppose à ses raisons un courage inutile,
Je ne l’écoute point avec un cœur tranquille.

NARCISSE
Burrhus ne pense pas, Seigneur, tout ce qu’il dit.
Son adroite vertu ménage son crédit.
Ou plutôt ils n’ont tous qu’une même pensée :
Ils verraient par ce coup leur puissance abaissée :
Vous seriez libre alors, Seigneur, et devant vous
Ces maîtres orgueilleux fléchiraient comme nous.
Quoi donc ! ignorez-vous tout ce qu’ils osent dire ?
Néron, s’ils en sont crus, n’est point né pour l’empire.
Il ne dit, il ne fait, que ce qu’on lui prescrit.
Burrhus conduit son cœur, Sénèque son esprit.
Pour toute ambition, pour vertu singulière,
Il excelle à conduire un char dans la carrière,
A disputer des prix indignes de ses mains,
A se donner lui-même en spectacle aux Romains,
A venir prodiguer sa voix sur un théâtre,
A réciter des chants qu’il veut qu’on idolâtre,
Tandis que des soldats de moments en moments
Vont arracher pour lui les applaudissements.
Ah ! ne voulez-vous pas les forcer à se taire ?


V,6 1672-1692

AGRIPPINE
Poursuis, Néron, avec de tels ministres
Par des faits glorieux tu te vas signaler.
Poursuis. Tu n’as pas fait ce pas pour reculer.
Ta main a commencé par le sang de ton frère.
Je prévois que tes coups viendront jusqu’à ta mère.
Dans le fond de ton cœur, je sais que tu me hais.
Tu voudras t’affranchir du joug de mes bienfaits.
Mais je veux que ma mort te soit même inutile :
Ne crois pas qu’en mourant je te laisse tranquille.
Rome, ce ciel, ce jour, que tu reçus de moi,
Partout, à tout moment, m’offriront devant toi.
Tes remords te suivront comme autant de furies.
Tu croiras les calmer par d’autres barbaries.
Ta fureur s’irritant soi-même dans son cours
D’un sang toujours nouveau marquera tous tes jours.
Mais j’espère qu’enfin le ciel las de tes crimes
Ajoutera ta perte à tant d’autres victimes,
Qu’après t’être couvert de leur sang et du mien,
Tu te verras forcé de répandre le tien ;
Et ton nom paraîtra, dans la race future
Aux plus cruels tyrans une cruelle injure.