Lettres Persanes de Montesquieu
Sur la Religion
LETTRE XLVI.
USBEK A RHEDI.
A Venise.
Je vois ici des gens qui disputent sans fin sur la religion, mais il semble qu'ils combattent en même temps à qui l'observera le moins.
Non seulement ils ne sont pas meilleurs chrétiens, mais même meilleurs citoyens; et c'est ce qui me touche: car, dans quelque religion qu'on vive, l'observation des lois, l'amour pour les hommes, la piété envers les parents, sont toujours les premiers actes de religion.
En effet, le premier objet d'un homme religieux ne doit-
On est bien plus sûr par là de plaire à Dieu qu'en observant telle ou telle cérémonie;
car les cérémonies n'ont point un degré de bonté par elles-
Un homme faisait tous les jours à Dieu cette prière: Seigneur, je n'entends rien dans les disputes que l'on fait sans cesse à votre sujet; je voudrais vous servir selon votre volonté; mais chaque homme que je consulte veut que je vous serve à la sienne. Lorsque je veux vous faire ma prière, je ne sais en quelle langue je dois vous parler. Je ne sais non plus en quelle posture je dois me mettre: l'un dit que je dois vous prier debout; l'autre veut que je sois assis; l'autre exige que mon corps porte sur mes genoux.
Ce n'est pas tout: il y en a qui prétendent que je dois me laver tous les matins
avec de l'eau froide; d'autres soutiennent que vous me regarderez avec horreur, si
je ne me fais pas couper un petit morceau de chair. Il m'arriva l'autre jour de manger
un lapin dans un caravansérail: trois hommes qui étaient auprès de là me firent trembler;
ils me soutinrent tous trois que je vous avais grièvement offensé: l'un (un juif),
parce que cet animal était immonde; l'autre (un Turc), parce qu'il était étouffé;
l'autre enfin (un Arménien), parce qu'il n'était pas un poisson. Un brachmane qui
passait par là, et que je pris pour juge, me dit: Ils ont tort, car apparemment vous
n'avez pas tué vous-
Toutes ces choses, Seigneur, me jettent dans un embarras inconcevable: je ne puis remuer la tête que je ne sois menacé de vous offenser; cependant je voudrais vous plaire, et employer à cela ma vie que je tiens de vous. Je ne sais si je me trompe; mais je crois que le meilleur moyen pour y parvenir est de vivre en bon citoyen dans la société où vous m'avez fait naître, et en bon père dans la famille que vous m'avez donnée.
A Paris, le 8 de la lune de Chahban, 1713.