Extraits d’Esther de Racine
ESTHER
I.3
Mardochée
Quoi ! lorsque vous voyez périr votre patrie,
Pour quelque chose, Esther, vous comptez
votre vie !
Dieu parle, et d'un mortel vous craignez le courroux !
Que dis−je ? Votre
vie, Esther, est−elle à vous ?
N'est−elle pas au sang dont vous êtes issue ?
N'est−elle
pas à Dieu dont vous l'avez reçue ?
Et qui sait, lorsqu'au trône il conduisit vos
pas,
Si pour sauver son peuple, il ne vous gardait pas ?
Songez−y bien : ce Dieu ne
vous a pas choisie
Pour être un vain spectacle aux peuples de l'Asie,
Ni pour charmer
les yeux des profanes humains ;
Pour un plus noble usage il réserve ses saints.
S'immoler pour son nom et pour son héritage,
D'un enfant d'Israël voilà le vrai partage.
Trop
heureuse pour lui de hasarder vos jours !
Et quel besoin son bras a−t−il de nos secours ?
Que
peuvent contre lui tous les rois de la terre ?
En vain ils s'uniraient pour lui faire
la guerre :
Pour dissiper leur ligue il n'a qu'à se montrer ;
Il parle, et dans la
poudre il les fait tous rentrer.
Au seul son de sa voix la mer fuit, le ciel tremble ;
Il
voit comme un néant tout l'univers ensemble,
Et les faibles mortels, vains jouets
du trépas,
Sont tous devant ses yeux comme s'ils n'étaient pas.
S'il a permis d'Aman
l'audace criminelle,
Sans doute qu'il voulait éprouver votre zèle.
C'est lui qui m'excitant
à vous oser chercher,
Devant moi, chère Esther, a bien voulu marcher,
Et s'il faut
que sa voix frappe en vain vos oreilles,
Nous n'en verrons pas moins éclater ses merveilles.
Il
peut confondre Aman, il peut briser nos fers
Par la plus faible main qui soit dans
l'univers.
Et vous, qui n'aurez point accepté cette grâce,
Vous périrez peut−être,
et toute votre race.
I.4
Scène IV
Esther
O mon souverain Roi,
Me voici donc tremblante et seule devant Toi !
Mon père mille
fois m'a dit dans mon enfance
Qu'avec nous tu juras une sainte alliance,
Quand pour
te faire un peuple agréable à tes yeux
Il plut à ton amour de choisir nos aïeux.
Même
tu leur promis de ta bouche sacrée
Une postérité d'éternelle durée.
Hélas ! ce peuple
ingrat a méprisé ta loi ;
La nation chérie a violé sa foi ;
Elle a répudié son époux
et son père,
Pour rendre à d'autres dieux un honneur adultère.
Maintenant elle sert
sous un maître étranger.
Mais c'est peu d'être esclave, on la veut égorger.
Nos superbes
vainqueurs, insultant à nos larmes,
Imputent à leurs dieux le bonheur de leurs armes,
Et
veulent aujourd'hui qu'un même coup mortel
Abolisse ton nom, ton peuple et ton autel.
Ainsi
donc un perfide, après tant de miracles,
Pourrait anéantir la foi de tes oracles,
Ravirait
aux mortels le plus cher de tes dons,
Le saint que tu promets, et que nous attendons ?
Non, non, ne souffre pas que ces peuples farouches,
Ivres de notre sang, ferment les
seules bouches
Qui dans tout l'univers célèbrent tes bienfaits,
Et confonds tous ces
dieux qui ne furent jamais.
Pour moi, que tu retiens parmi ces infidèles,
Tu sais combien
je hais leurs fêtes criminelles,
Et que je mets au rang des profanations
Leur table,
leurs festins et leurs libations ;
Que même cette pompe où je suis condamnée,
Ce bandeau
dont il faut que je paraisse ornée
Dans ces jours solennels à l'orgueil dédiés,
Seule
et dans le secret je le foule à mes pieds ;
Qu'à ces vains ornements je préfère la
cendre,
Et n'ai de goût qu'aux pleurs que tu me vois répandre.
J'attendais le moment
marqué dans ton arrêt,
Pour oser de ton peuple embrasser l'intérêt.
Ce moment est venu ;
ma prompte obéissance
Va d'un roi redoutable affronter la présence.
C'est pour toi
que je marche ; accompagne mes pas
Devant ce fier lion qui ne te connaît pas,
Commande
en me voyant que son courroux s'apaise,
Et prête à mes discours un charme qui lui
plaise.
Les orages, les vents, les cieux te sont soumis ;
Tourne enfin sa fureur contre
nos ennemis.
II.1
Hydaspe
Seigneur, de vos bienfaits mille fois honoré,
Je me souviens toujours que je vous
ai juré
D'exposer à vos yeux par des avis sincères
Tout ce que ce palais renferme de
mystères.
Le roi d'un noir chagrin paraît enveloppé :
Quelque songe effrayant cette
nuit l'a frappé ;
Pendant que tout gardait un silence paisible,
Sa voix s'est fait
entendre avec un cri terrible.
J'ai couru. Le désordre était dans ses discours.
Il s'est plaint d'un péril qui menaçait ses jours :
Il parlait d'ennemi, de ravisseur
farouche ;
Même le nom d'Esther est sorti de sa bouche.
Il a dans ces horreurs passé
toute la nuit.
Enfin, las d'appeler un sommeil qui le fuit,
Pour écarter de lui ces
images funèbres,
Il s'est fait apporter ces annales célèbres
Où les faits de son règne
avec soin amassés
Par de fidèles mains chaque jour sont tracés.
On y conserve écrits
le service et l'offense,
Monuments éternels d'amour et de vengeance.
Le roi, que j'ai
laissé plus calme dans son lit,
D'une oreille attentive écoute ce récit.
II.1
Aman
L'insolent devant moi ne se courba jamais.
En vain de la faveur du plus grand des
monarques
Tout révère à genoux les glorieuses marques.
Lorsque d'un saint respect tous
les Persans touchés
N'osent lever leurs fronts à la terre attachés,
Lui, fièrement
assis, et la tête immobile,
Traite tous ces honneurs d'impiété servile,
Présente à
mes regards un front séditieux,
Et ne daignerait pas au moins baisser les yeux.
Du
palais cependant il assiège la porte :
A quelque heure que j'entre, Hydaspe, ou que
je sorte,
Son visage odieux m'afflige et me poursuit,
Et mon esprit troublé le voit
encor la nuit.
Ce matin j'ai voulu devancer la lumière :
Je l'ai trouvé couvert d'une
affreuse poussière,
Revêtu de lambeaux, tout pâle ; mais son oeil
Conservait sous la
cendre encor le même orgueil.
D'où lui vient, cher ami, cette impudente audace ?
Toi,
qui dans ce palais vois tout ce qui se passe,
Crois−tu que quelque voix ose parler
pour lui ?
Sur quel roseau fragile a−t−il mis son appui ?
Hydaspe
Seigneur, vous le savez, son avis salutaire
Découvrit de Tharès le complot sanguinaire.
Le
roi promit alors de le récompenser.
Le roi depuis ce temps paraît n'y plus penser.
Aman
Non, il faut à tes yeux dépouiller l'artifice.
J'ai su de mon destin corriger l'injustice.
Dans
les mains des Persans jeune enfant apporté,
Je gouverne l'empire où je fus acheté ;
Mes
richesses des rois égalent l'opulence ;
Environné d'enfants, soutiens de ma puissance,
Il
ne manque à mon front que le bandeau royal.
Cependant, des mortels aveuglement fatal !
De
cet amas d'honneurs la douceur passagère
Fait sur mon coeur à peine une atteinte légère ;
Mais
Mardochée, assis aux portes du palais,
Dans ce coeur malheureux enfonce mille traits,
Et
toute ma grandeur me devient insipide,
Tandis que le soleil éclaire ce perfide.
Hydaspe
Vous serez de sa vue affranchi dans dix jours :
La nation entière est promise aux
vautours.
Aman
Ah ! que ce temps est long à mon impatience !
C'est lui, je te veux bien confier ma
vengeance,
C'est lui qui, devant moi refusant de ployer,
Les a livrés au bras qui les
va foudroyer.
C'était trop peu pour moi d'une telle victime :
La vengeance trop faible
attire un second crime. Un homme tel qu'Aman, lorsqu'on l'ose irriter,
Dans sa juste
fureur ne peut trop éclater.
Il faut des châtiments dont l'univers frémisse ;
Qu'on
tremble en comparant l'offense et le supplice ;
Que les peuples entiers dans le sang
soient noyés.
Je veux qu'on dise un jour aux siècles effrayés :
"Il fut des Juifs,
il fut une insolente race ;
Répandus sur la terre, ils en couvraient la face :
Un seul
osa d'Aman attirer le courroux,
Aussitôt de la terre ils disparurent tous".
Hydaspe
Ce n'est donc pas, Seigneur, le sang amalécite,
Dont la voix à les perdre en secret
vous excite ?
Aman
Je sais que, descendu de ce sang malheureux,
Une éternelle haine a dû m'armer contre
eux ;
Qu'ils firent d'Amalec un indigne carnage ;
Que jusqu'aux vils troupeaux, tout
éprouva leur rage ;
Qu'un déplorable reste à peine fut sauvé.
Mais, crois−moi, dans
le rang où je suis élevé,
Mon âme, à ma grandeur toute entière attachée,
Des intérêts
du sang est faiblement touchée,
Mardochée est coupable, et que faut−il de plus ?
Je
prévins donc contre eux l'esprit d'Assuérus :
J'inventai des couleurs, j'armai la
calomnie,
J'intéressai sa gloire ; il trembla pour sa vie. Je les peignis puissants,
riches, séditieux,
Leur dieu même ennemi de tous les autres dieux.
"Jusqu'à quand souffre−t−on
que ce peuple respire,
Et d'un culte profane infecte votre empire ?
Etrangers dans
la Perse, à nos lois opposés,
Du reste des humains ils semblent divisés,
N'aspirent
qu'à troubler le repos où nous sommes,
Et détestés partout, détestent tous les hommes.
Prévenez,
punissez leurs insolents efforts ;
De leur dépouille enfin grossissez vos trésors."
Je
dis, et l'on me crut. Le roi, dès l'heure même,
Mit dans ma main le sceau de son pouvoir
suprême :
"Assure, me dit−il, le repos de ton roi ;
Va, perds ces malheureux : leur
dépouille est à toi".
Toute la nation fut ainsi condamnée.
Du carnage avec lui je réglai
la journée.
Mais de ce traître enfin le trépas différé
Fait trop souffrir mon coeur
de son sang altéré.
Un je ne sais quel trouble empoisonne ma joie.
Pourquoi dix jours
encor faut−il que je le voie ?
Hydaspe
Et ne pouvez−vous pas d'un mot l'exterminer ?
Dites au roi, Seigneur, de vous l'abandonner.
Aman
Je viens pour épier le moment favorable.
Tu connais, comme moi, ce prince inexorable ;
Tu
sais combien, terrible en ses soudains transports,
De nos desseins souvent il rompt
tous les ressorts.
Mais à me tourmenter ma crainte est trop subtile :
Mardochée à ses
yeux est une âme trop vile.
II.3
Assuréus
O d'un si grand service oubli trop condamnable !
Des embarras du trône effet inévitable !
De
soins tumultueux un prince environné
Vers de nouveaux objets est sans cesse entraîné ;
L'avenir
l'inquiète, et le présent le frappe,
Mais plus prompt que l'éclair, le passé nous
échappe ;
Et de tant de mortels à toute heure empressés
A nous faire valoir leurs soins
intéressés, Il ne s'en trouve point qui, touchés d'un vrai zèle,
Prennent à notre
gloire un intérêt fidèle,
Du mérite oublié nous fassent souvenir ;
Trop prompts à nous
parler de ce qu'il faut punir !
Ah ! que plutôt l'injure échappe à ma vengeance,
Qu'un
si rare bienfait à ma reconnaissance !
Et qui voudrait jamais s'exposer pour son roi ?
III.1
Zarès
Quiconque ne sait pas dévorer un affront,
Ni de fausses couleurs se déguiser
le front,
Loin de l'aspect des rois qu'il s'écarte, qu'il fuie.
Il est des contretemps
qu'il faut qu'un sage essuie ;
Souvent avec prudence un outrage enduré
Aux honneurs
les plus hauts a servi de degré.
III.4
Esther
O Dieu, confonds l'audace et l'imposture !
Ces Juifs, dont vous voulez délivrer la
nature,
Que vous croyez, Seigneur, le rebut des humains,
D'une riche contrée autrefois
souverains,
Pendant qu'ils n'adoraient que le Dieu de leurs pères,
Ont vu bénir le
cours de leurs destins prospères.
Ce Dieu, maître absolu de la terre et des cieux,
N'est
point tel que l'erreur le figure à vos yeux.
L'Eternel est son nom, le monde est son
ouvrage ;
Il entend les soupirs de l'humble qu'on outrage,
Juge tous les mortels avec
d'égales lois,
Et du haut de son trône interroge les rois.
Des plus fermes Etats la
chute épouvantable,
Quand il veut, n'est qu'un jeu de sa main redoutable.
Les Juifs
à d'autres dieux osèrent s'adresser :
Rois peuples, en un jour tout se vit disperser.
Sous
les Assyriens leur triste servitude
Devint le triste prix de leur ingratitude.
Mais
pour punir enfin nos maîtres à leur tour,
Dieu fit choix de Cyrus avant qu'il vît
le jour,
L'appela par son nom, le promit à la terre,
Le fit naître, et soudain l'arma
de son tonnerre,
Brisa les fiers remparts et les portes d'airain,
Mit des superbes
rois la dépouille en sa main,
De son temple détruit vengea sur eux l'injure ;
Babylone
paya son pleurs avec usure.
Cyrus, par lui vainqueur, publia ses bienfaits,
Regarda notre peuple avec des yeux
de paix,
Nous rendit et nos lois et nos fêtes divines,
Et le temple sortait déjà de
ses ruines.
Mais, de ce roi si sage héritier insensé,
Son fils interrompit l'ouvrage
commencé,
Fut sourd à nos douleurs : Dieu rejeta sa race,
Le retrancha lui−même, et
vous mit en sa place.
Que n'espérions−nous point d'un roi si généreux !
"Dieu regarde
en pitié son peuple malheureux,
Disions−nous : un roi règne, ami de l'innocence."
Partout
du nouveau prince on vantait la clémence ;
Les Juifs partout de joie en poussèrent
des cris.
Ciel ! verra−t−on toujours par de cruels esprits
Des princes les plus doux
l'oreille environnée,
Et du bonheur public la source empoisonnée ?
Dans le fond de
la Thrace un barbare enfanté
Est venu dans ces lieux souffler la cruauté ;
Un ministre
ennemi de votre propre gloire...
..........................................
Esther
Notre ennemi cruel devant vous se déclare :
C'est lui ; c'est ce ministre infidèle
et barbare
Qui d'un zèle trompeur à vos yeux revêtu,
Contre notre innocence arma votre
vertu.
Et quel autre, grand Dieu ! qu'un Scythe impitoyable,
Aurait de tant d'horreurs
dicté l'ordre effroyable ?
Partout l'affreux signal en même temps donné
De meurtres
remplira l'univers étonné.
On verra, sous le nom du plus juste des princes,
Un perfide
étranger désoler vos provinces,
Et dans ce palais même, en proie à son courroux,
Le
sang de vos sujets regorger jusqu'à vous !
Et que reproche aux Juifs sa haine envenimée ?
Quelle
guerre intestine avons−nous allumée ?
Les a−t−on vus marcher parmi vos ennemis ?
Fut−il
jamais au joug esclaves plus soumis ?
Adorant dans leurs fers le Dieu qui les châtie,
Pendant
que votre main, sur eux appesantie,
A leurs persécuteurs les livrait sans secours,
Ils
conjuraient ce Dieu de veiller sur vos jours,
De rompre des méchants les trames criminelles,
De
mettre votre trône à l'ombre de ses ailes,
N'en doutez point, Seigneur, il fut votre
soutien.
Lui seul mit à vos pieds le Parthe et l'Indien,
Dissipa devant vous les innombrables
Scythes,
Et renferma les mers dans vos vastes limites