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Extraits de Bérénice de Racine

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BERENICE


I,4


ANTIOCHUS

Au moins souvenez-vous que je cède à vos lois,

Et que vous m’écoutez pour la dernière fois.

Si, dans ce haut degré de gloire et de puissance,

Il vous souvient des lieux où vous prîtes naissance,

Madame, il vous souvient que mon cœur en ces lieux

Reçut le premier trait qui partit de vos yeux.

J’aimai ; j’obtins l’aveu d’Agrippa votre frère.

Il vous parla pour moi. Peut-être sans colère

Alliez-vous de mon cœur recevoir le tribut :

Titus, pour mon malheur vint, vous vit, et vous plut ;

Il parut devant vous dans tout l’éclat d’un homme

Qui porte entre ses main la vengeance de Rome.

La Judée en pâlit. Le triste Antiochus

Se compta le premier au nombre des vaincus.

Bientôt de mon malheur interprète sévère,

Votre bouche à la mienne ordonna de se taire.

Je disputait longtemps, je fis parler mes yeux ;

Mes pleurs et mes soupirs vous suivaient en tous lieux.

Enfin votre rigueur emporta la balance ;

Vous sûtes m’imposer l’exil, ou le silence :

Il fallut le promettre, et même le jurer.

Mais puisqu’en ce moment j’ose me déclarer,

Lorsque vous m’arrachiez cette injuste promesse,

Mon cœur faisait serment de vous aimer sans cesse.


BERENICE

Ah ! que me dites-vous ?


ANTIOCHUS

  Je me suis tu cinq ans,

Madame, et vais encor me taire plus longtemps.

De mon heureux rival j’accompagnai les armes ;

J’espérai de verser mon sang après mes larmes,

Ou qu’au moins, jusqu’à vous porté par mille exploits,

Mon nom pourrait parler, à défaut de ma voix.

Le ciel sembla promettre une fin à  ma peine :

Vous pleurâtes ma mort, hélas ! trop peu certaine.

Inutiles périls ! Quelle était mon erreur !

La valeur de Titus surpassait ma fureur.

Il faut qu’à sa vertu mon estime réponde :

Quoique attendu, madame, à l’empire du monde,

Chéri de l’univers, enfin aimé de vous,

Il semblait à lui seule appeler tous les coups,

Tandis que sans espoir, haï, lassé de vivre,

Son malheureux rival ne semblait que le suivre.

Je vois que votre cœur m’applaudit en secret ;

Je vois que l’on m’écoute avec moins de regret,

Et que trop attentive à ce récit funeste,

En faveur de Titus vous pardonnez le reste.

Enfin, après un siège aussi cruel que lent,

Il dompta les mutins, reste pâle et sanglant

Des flammes, de la faim, des fureurs intestines,

Et laissa leurs remparts cachés sous leurs ruines.

Rome vous vit, madame, arriver avec lui.

Dans l’Orient désert quel devint mon ennui !

Je demeurai longtemps errant dans Césarée,

Lieux charmants où  mon cœur vous avait adorée.

Je vous redemandais à vos tristes Etats ;

Je cherchais en pleurant les traces de vos pas.

Mais enfin succombant à ma mélancolie,

Mon désespoir tourna mes pas vers l’Italie.

Le sort m’y réservait le dernier de ses coups.

Titus en m’embrassant m’amena devant vous.

Un voile d’amitié vous trompa l’un et l’autre,

Et mon amour devint le confident du vôtre.

Mais toujours quelque espoir flattait mes déplaisirs :

Rome, Vespasien traversaient vos soupirs ;

Après tant de combats, Titus cédait peut-être.

Vespasien est mort, et Titus est le maître.

Que ne fuyais-je alors ! J’ai voulu quelques jours

De son nouvel empire examiner le cours.

Mon sort est accompli. Votre gloire s’apprête.

Assez d’autres sans moi, témoins de cette fête,

A vos heureux transports viendront joindre les leurs ;

Pour moi, qui ne pourrais y mêler que des pleurs,

D’un inutile amour trop constante victime,

Heureux dans mes malheurs d’en avoir pu sans crime

Conter toute l’histoire aux yeux qui les ont faits,

Je pars plus amoureux que je ne fus famais.



I,5


BERENICE

Le temps  n’est plus, Phénice, où je pouvais trembler.

Titus m’aime, il peut tout, il n’a plus qu’à parler.

Il verra le sénat m’apporter ses hommages,

Et le peuple, de fleurs couronner ses images.

De cette nuit, Phénice, as-tu vu la splendeur ?

Tes yeux ne sont-ils pas tout pleins de sa grandeur ?

Ces flambeaux, ce bûcher, cette nuit enflammée,

Ces aigles, ces faisceaux, ce peuple, cette armée,

Cette foule de rois, ces consuls, ce sénat,

Qui tous, de mon amant empruntaient leur éclat ;

Cette pourpre, cet or, que rehaussait sa gloire,

Et ces lauriers encor témoins de sa victoire ;

Tous ces yeux qu’on voyait venir de toutes parts

Confondre sur lui seul leurs avides regards ;

Ce port majestueux, cette douce présence.

Ciel ! avec quel respect et quelle complaisance

Tous les cœurs en secret l’assuraient de leur foi !

Parle : peut-on le voir sans penser comme moi

Qu’en quelque obscurité que le sort l’eût fait naître,

Le monde, en le voyant, eût reconnu son maître ?

Mais, Phénice, où m’emporte un souvenir charmant ?

Cependant Rome entière, en ce même moment,

Fait des vœux pour Titus, et par des sacrifices

De son règne naissant célèbre les prémices.

Que tardons-nous ? Allons, pour son empire heureux,

Au ciel, qui le protège, offrir aussi nos vœux.

Aussitôt, sans l’attendre, et sans être attendue,

Je reviens le chercher, et dans cette entrevue

Dire tout ce qu’aux cœurs l’un et l’autre contents

Inspirent des transports retenus si longtemps.



III,1


TITUS

  Plaignez ma grandeur importune

Maître de l’univers, je règle sa fortune ;

Je puis faire les rois, je puis les déposer ;

Cependant de mon cœur je ne puis disposer.

Rome, contre les rois de tout temps soulevée,

Dédaigne une beauté dans la pourpre élevée.

L’éclat du diadème et cent rois pour aïeux

Déshonorent ma flamme et blessent tous les yeux.

Mon cœur, libre d’ailleurs, sans craindre les murmures,

Peut brûler à son choix dans des flammes obscures ;

Et Rome avec plaisir recevrait de ma main

La moins digne beauté qu’elle cache en son sein.

Jules céda lui-même au torrent qui m’entraîne.

Si le peuple demain ne voit partir la reine,

Demain elle entendra ce peuple furieux

Me venir demander son départ à ses yeux.

Sauvons de cet affront mon nom et sa mémoire ;

Et puisqu’il faut céder, cédons à notre gloire.

Ma bouche et me regards, muets depuis huit jours,

L’auront pu préparer à ce triste discours.

Et même en ce moment, inquiète, empressée,

Elle veut qu’à ses yeux j’explique ma pensée.

D’un amant interdit soulagez le tourment :

Epargnez à mon cœur cet éclaircissement.

Allez, expliquez-lui mon trouble et mon silence.

Surtout qu’elle me laisse éviter sa présence.

Soyez le seul témoin de ses pleurs et des miens ;

Portez-lui mes adieux, et recevez les siens.

Fuyons tous deux, fuyons un spectacle funeste,

Qui de notre constance accablerait le reste.

Si l’espoir de régner et de vivre en mon cœur

Peut de son infortune adoucir la rigueur,

Ah ! prince, jurez-lui que toujours trop fidèle,

Gémissant dans ma cour, et plus exilé qu’elle,

Portant jusqu’au tombeau le nom de son amant,

Mon règne ne sera qu’un long bannissement,

Si le ciel, non content de me l’avoir ravie,

Veut encor m’affliger par une longue vie.



IV,4


TITUS

 Hé bien ! Titus, que viens-tu faire ?

Bérénice t’attend. Où viens-tu, téméraire ?

Tes adieux sont-ils prêts ? T’es-tu bien consulté ?

Ton cœur te promet-il assez de cruauté ?

Car enfin au combat qui pour toi se prépare

C’est peu d’être constant, il faut être barbare.

Soutiendrai-je ces yeux dont la douce langueur

Sait si bien découvrir les chemins de mon cœur ?

Quand je verrai ces yeux armés de tous leurs charmes,

Attachés sur les miens, m’accabler de leurs larmes,

Me souviendrai-je alors de mon triste devoir ?

Pourrais-je dire enfin : Je ne veux plus vous voir ?

Je viens percer un cœur que j’adore, qui m’aime.

Et pourquoi le percer ? Qui l’ordonne ? Moi-même.

Car enfin Rome a-t-elle expliqué ses souhaits ?

L’entendons-nous crier autour de ce palais ?

Vois-je l’Etat penchant au bord du précipice ?

Ne le puis-je sauver que par ce sacrifice ?

Tout se tait ; et moi seul, trop prompt à me troubler,

J’avance des malheurs que je puis reculer.

Et qui sait si, sensible aux vertus de la reine,

Rome ne voudra point l’avouer pour Romaine ?

Rome peut par son choix justifier le mien.

Non, non, encore un coup, ne précipitons rien.

Que Rome avec ses lois mette dans la balance

Tant de pleurs, tant d’amour, tant de persévérance :

Rome sera pour nous. Titus, ouvre les yeux !

Quel air respires-tu ? N’es-tu pas dans ces lieux

Où, la haine des rois, avec le lait sucée,

Par crainte ou par amour ne peut être effacée ?

Rome jugea ta reine en condamnant ses rois.

N’as-tu pas en naissant entendu cette voix ?

Et n’as-tu pas encore ouï la Renommée

T’annoncer ton devoir jusque dans ton armée ?

Et lorsque Bérénice arriva sur tes pas,

Ce que Rome en jugeait, ne l’entendis-tu pas ?

Faut-il donc tant de fois te le faire redire ?

Ah lâche ! fais l’amour, et renonce à l’Empire.

Au bout de l’univers va, cours te confiner,

Et fais place à des cœurs plus dignes de régner.



IV,5


TITUS

N’accablez point, madame, un prince malheureux :

Il ne faut point ici nous attendrir tous deux.

Un trouble assez cruel m’agite et me dévore,

Sans que des pleurs si chers me déchirent encore.

Rappelez bien plutôt ce cœur, qui tant de fois

M’a fait de mon devoir reconnaître la voix.

Il en est temps. Forcez votre amour à se taire ;

Et d’un œil que la gloire et la raison éclaire,

Contemplez mon devoir dans toute sa rigueur.

Vous-même contre vous fortifiez mon cœur :

Aidez-moi, s’il se peut, à vaincre sa faiblesse,

A retenir des pleurs qui m’échappent sans cesse ;

Ou si nous ne pouvons commander à nos pleurs,

Que la gloire du moins soutienne nos douleurs,

Et que tout l’univers reconnaisse sans peine

Les pleurs d’un empereur et les pleurs d’une reine.

Car enfin, ma princesse, il faut nous séparer.


BERENICE

Ah ! cruel ! Est-il temps de me le déclarer ?

Qu’avez-vous fait ? Hélas ! je me suis crue aimée.

Au plaisir de vous voir mon âme accoutumée

Ne vit plus que pour vous. Ignoriez-vous vos lois,

Quand je vous l’avouai pour la première fois ?

A quel excès d’amour m’avez-vous amenée !

Que ne me disiez-vous : « Princesse infortunée,

Où vas-tu t’engager, et quel est ton espoir ?

Ne donne point un cœur qu’on ne peut recevoir. »

Ne l’avez-vous reçu, cruel, que pour le rendre,

Quand de vos seules mains ce cœur voudrait dépendre ?

Tout l’Empire a vingt fois conspiré contre nous.

Il était temps encor : que ne me quittiez-vous ?

Mille raisons alors consolaient ma misère :

Je pouvais de ma mort accuser votre père,

Le peuple, le sénat, tout l’empire romain,

Tout l’univers, plutôt qu’une si chère main.

Leur haine, dès longtemps contre moi déclarée,

M’avait à mon malheur dès longtemps préparée.

Je n’aurais pas, seigneur, reçu ce coup cruel

Dans le temps que j’espère un bonheur immortel,

Quand votre heureux amour peut tout ce qu’il désire,

Lorsque Rome se tait, quand votre père expire,

Lorsque tout l’univers fléchit à vos genoux.

Enfin quand je n’ai plus à redouter que vous.


TITUS

Et c’est moi seul aussi qui pouvait me détruire.

Je pouvais vivre alors et me laisser séduire.

Mon cœur se gardait bien d’aller dans l’avenir

Chercher ce qui pouvait un jour nous désunir.

Je voulais qu’à mes yeux rien ne fût invincible,

Je n’examinais rien, j’espérais l’impossible.

Que sais-je ? J’espérais de mourir à vos yeux,

Avant que d’en venir à ces cruels adieux.

Les obstacles semblaient renouveler ma flamme.

Tout l’Empire parlait ; mais la gloire, madame,

Ne s’était point encor fait entendre à mon cœur

Du ton dont elle parle au cœur d’un empereur.

Je sais tous les tourments où ce destin me livre ;

Je sens bien que sans vous je ne saurais plus vivre,

Que mon cœur de moi-même est prêt à s’éloigner ;

Mais il ne s’agit plus de vivre, il faut régner.


BERENICE

Hé bien ! régnez, cruel ; contentez votre gloire :

Je ne dispute plus. J’attendais, pour vous croire,

Que cette même bouche, après mille serments

D’un amour qui devait unir tous nos moments,

Cette bouche, à mes yeux s’avouant infidèle,

M’ordonnât elle-même une absence éternelle.

Moi-même j’ai voulu vous entendre en ce lieu.

Je n’écoute plus rien ; et pour jamais, adieu.

Pour jamais ! Ah ! seigneur, songez-vous en vous-même

Combien ce mot cruel est affreux quand on aime ?

Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous,

Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ?

Que le jour recommence et que le jour finisse,

Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice,

Sans que de tout le jour je puisse voir Titus !

Mais quelle est mon erreur, et que de soins perdus !

L’ingrat, de mon départ consolé par avance,

Daignera-t-il compter les jours de mon absence ?

Ces jours si longs pour moi lui sembleront trop courts.


V,6


TITUS

Madame, il faut vous faire un aveu véritable.

Lorsque j’envisageai le moment redoutable

Où, pressé les lois d’un austère devoir,

Il fallait pour jamais renoncer à vous voir ;

Quand de ce triste adieu je prévis les approches,

Mes craintes, mes combats, vos larmes, vos reproches,

Je préparai mon âme à toutes les douleurs

Que peut faire sentir le plus grand des malheurs.

Mais quoi que je craignisse, il faut que je le die,

Je n’en avais prévu que la moindre partie.

Je croyais ma vertu moins prête à succomber

Et j’ai honte du trouble où je la vois tomber.

J’ai vu devant mes yeux Rome entière assemblée ;

Le sénat m’a parlé ; mais mon âme accablée

Ecoutait sans entendre, et ne leur a laissé

Pour prix de leurs transports qu’un silence glacé.

Rome de votre sort est encore incertaine.

Moi-même à tous moments je me souviens à peine

Si je suis empereur ou si je suis Romain.

Je suis venu vers vous sans savoir mon dessein ;

Mon amour m’entraînait ; et je venais peut-être

Pour me chercher moi-même, et pour me reconnaître.

Qu’ai-je-trouvé ? Je vois la mort peinte en vos yeux ;

Je vois, pour la chercher, que vous quittez ces lieux.

C’en est trop. Ma douleur, à cette triste vue,

A son dernier excès est enfin parvenue.

Je ressens tous les maux que je puis ressentir ;

Mais je vois le chemin par où j’en puis sortir.

Ne vous attendez point que las de tant d’alarmes,

Par un heureux hymen je tarisse vos larmes.

En quelque extrémité que vous m’ayez réduit,

Ma gloire inexorable à toute heure me suit.

Sans cesse elle présente à mon âme étonnée

L’Empire incompatible avec votre hyménée,

Me dit qu’après l’éclat et les pas que j’ai faits,

Je dois vous épouser encor moins que jamais.

Oui, madame ; et je dois moins encore vous dire

Que je suis prêt pour vous d’abandonner l’Empire,

De vous suivre, et d’aller trop contents de mes fers,

Soupirer avec vous au bout de l’univers.

Vous-même rougiriez de ma lâche conduite :

Vous verriez à regret marcher à votre suite

Un indigne empereur, sans empire, sans cour,

Vil spectacle aux humains des faiblesses d’amour.

Pour sortit des tourments dont mon âme est la proie,

Il est, vous le savez, une plus noble voie.

Je me suis vu, madame, enseigner ce chemin

Et par plus d’un héros et par plus d’un Romain :

Lorsque trop de malheurs ont lassé leur constance,

Ils ont tous expliqué cette persévérance

Dont le sort s’attachait à les persécuter,

Comme un ordre secret de n’y plus résister.

Si vos pleurs plus longtemps viennent frapper ma vue,

Si toujours à  mourir je vous vois résolue,

S’il faut qu’à tous moments je tremble pour vos jours,

Si vous ne me jurez d’en respecter le cours,

Madame, à d’autres pleurs vous devez vous attendre.

En l’état où je suis, je puis tout entreprendre,

Et je ne réponds pas que ma main à vos yeux

N’ensanglante à la fin nos funestes adieux.



V,7


ANTIOCHUS

 Je crois tout : je vous connais tous deux.

Mais connaissez vous-même un prince malheureux.

Vous m’avez honoré, seigneur, de votre estime ;

Et moi, je puis ici vous le jurer sans crime,

A vos plus chers amis j’ai disputé ce rang :

Je l’ai disputé même aux dépens de mon sang.

Vous m’avez, malgré moi, confié l’un et l’autre,

La reine son amour, et vous,  seigneur, le vôtre.

La reine, qui m’entend, peut me désavouer :

Elle m’a vu toujours ardent à vous louer,

Répondre par mes soins à votre confidence.

Vous croyez m’en devoir quelque reconnaissance ;

Mais le pourriez-vous croire en ce moment fatal,

Qu’un ami si fidèle était votre rival ?


……………..  Il est temps que je vous éclaircisse.

Oui, seigneur, j’ai toujours adoré Bérénice.

Pour ne la plus aimer, j’ai cent fois combattu :

Je n’ai pu l’oublier ; au moins je me suis tu.

De votre changement la flatteuse apparence

M’avait rendu tantôt quelque faible espérance :

Les larmes de la reine ont éteint cet espoir.

Ses yeux, baignés de pleurs, demandaient à vous voir.

Je suis venu, seigneur, vous appeler moi-même ;

Vous êtes revenu. Vous aimez, on vous aime ;

Vous vous êtes rendu : je n’en ai point douté.

Pour la dernière fois je me suis consulté ;

J’ai fait de mon courage une épreuve dernière ;

Je viens de rappeler ma raison toute entière :

Jamais je ne me suis senti plus amoureux.

Il faut d’autres efforts pour rompre tant de nœuds.

Ce n’est qu’en expirant que je puis les détruire ;

J’y cours. Voilà de quoi j’ai voulu vous instruire.

Oui, madame, vers vous j’ai rappelé ses pas.

Mes soins ont réussi, je ne m’en repens pas.

Puisse le ciel verser sur toutes vos années

Mille prospérités l’une à l’autre enchaînées !

Ou s’il vous garde encore un reste de courroux,

Je conjure les dieux d’épuiser tous les coups

Qui pourraient menacer une si belle vie,

Sur ces jours malheureux que je vous sacrifie.



BERENICE

Arrêtez, arrêtez, Princes trop généreux,

En quelle extrémité me jetez-vous tous deux !

Soit que je vous regarde, ou que je l’envisage,

Partout du désespoir je rencontre l’image.

Je ne vois que des pleurs, et je n’entends parler

Que de trouble, d’horreurs, de sang prêt à couler.

Mon cœur vous est connu, seigneur, et je puis dire

Qu’on ne l’a jamais vu soupirer pour l’Empire.

La grandeur des Romains, la pourpre des Césars

N’a point, vous le savez, attiré mes regards.

J’aimais, seigneur, j’aimais : je voulais être aimée.

Ce jour, je l’avoûrai, je me suis alarmée :

J’ai cru que votre amour allait finir son cours.

Je connais mon erreur, et vous m’aimez toujours.

Votre cœur s’est troublé, j’ai vu couler vos larmes ;

Bérénice, seigneur, ne vaut point tant d’alarmes,

Ni que par votre amour l’univers malheureux,

Dans le temps que Titus attire tous les vœux

Et que de vos vertus il goûte les prémices,

Se voit en un moment enlever ses délices.

Je crois, depuis cinq ans jusqu’à ce dernier jour,

Vous avoir assuré d’un véritable amour.

Ce n’est pas tout : je veux, en ce moment funeste,

Par un dernier effort couronner tout le reste.

Je vivrai, je suivrai vos ordres absolus.

Adieu, seigneur, régnez : je ne vous verrai plus.

Prince, après cet adieu, vous jugez bien vous-même

Que je ne consens pas de quitter ce que j’aime,

Pour aller loin de Rome écouter d’autres vœux.

Vivez, et faites-vous un effort généreux.

Sur Titus et sur moi réglez votre conduite.

Je l’aime, je le fuis ; Titus m’aime, il me quitte.

Portez loin de mes yeux vos soupirs et vos fers.

Adieu : servons tous trois d’exemple à l’univers

De l’amour la plus tendre et la plus malheureuse

Dont il puisse garder l’histoire douloureuse.