LE CID
ACTE IV  -
LECOMTE
Enfin vous l'emportez, et la faveur du roi 
vous élève en un rang qui n'était
    dû qu'à moi, 
Il vous fait gouverneur du prince de Castille.
DON DIÉGUE
Cette marque
    d'honneur qu'il met dans ma famille 
Montre à tous qu'il est juste, et fait connaître
    assez 
Qu'il sait récompenser les services passés. _
LECOMTE
Pour grands que soient
    les rois, ils sont ce que nous sommes :
Ils peuvent se tromper comme les autres hommes ; 
Et
    ce choix sert de preuve à tous les courtisans 
Qu'ils savent mal payer les services
    présents.
DON DIÉGUE
Ne parlons plus d'un choix dont votre esprit s'irrite ; 
La faveur
    l'a pu faire autant que le mérite, 
Mais on doit ce respect au pouvoir absolu,
De n'examiner
    rien quand un roi l'a voulu.
À l'honneur qu'il m'a fait ajoutez-
Joignons
    d'un sacré noeud ma maison à la vôtre :
vous n'avez qu'une fille, et moi je n'ai qu'un
    fils ; 
Leur hymen nous peut rendre à jamais plus qu'amis :
Faites-
LE COMTE
À des partis plus hauts ce beau fils doit prétendre ; 
Et le nouvel éclat
    de votre dignité 
Lui doit enfler le coeur d'une autre vanité.
Exercez-
Montrez-
Faire trembler
    partout les peuples sous la loi, 
Remplir les bons d'amour et les méchants d'effroi ; 
Joignez
    à ces vertus celles d'un capitaine :
Montrez-
Dans
    le métier de Mars se rendre sans égal, 
Passer les jours entiers et les nuits à cheval, 
Reposer
    tout armé, forcer une muraille, 
Et ne devoir qu'à soi le gain d'une bataille.
Instruisez-
Expliquant à ses yeux vos leçons par l'effet.
DON
    DIÉGUE
Pour s'instruire d'exemple, en dépit de l'envie, .
Il lira seulement l'histoire
    de ma vie.
Là, dans un long tissu de belles actions, 
Il verra comme il faut dompter
    des nations, 
Attaquer une place, ordonner une armée, 
Et sur de grands exploits bâtir
    sa renommée.
LE COMTE
Les exemples vivants sont d'un autre pouvoir ; 
Un pince dans un livre apprend
    mal son devoir.
Et qu'a fait après tout ce grand nombre d'années, 
Que ne puisse égaler
    une de mes journées ?
Si vous fûtes vaillant, je le suis aujourd'hui,
Et ce bras du
    royaume est le plus ferme appui.
Grenade et l'Aragon tremblent quand ce fer brille ; 
Mon
    nom sert de rempart à toute la Castille :
Sans moi, vous passeriez bientôt sous d'autres
    lois, 
Et vous auriez bientôt vos ennemis pour rois.
Chaque jour, chaque instant, pour
    rehausser ma gloire, 
Met lauriers sur lauriers, victoire sur victoire :
Le prince
    à mes côtés ferait dans les combats 
L'essai de son courage à l'ombre de mon bras ; 
Il
    apprendrait à vaincre en me regardant faire ; 
Et pour répondre en hâte à son grand
    caractère, 
Il verrait...
DON DIÉGUE
Je le sais, vous servez bien le roi,
Je vous ai
    vu combattre et commander sous moi :
Quand l'âge dans mes nerfs a fait couler sa glace, 
votre
    rare valeur a bien rempli ma place ; 
Enfin, pour épargner les discours superflus, 
Vous
    êtes aujourd'hui ce qu'autrefois je fus.
Vous voyez toutefois qu'en cette concurrence 
Un
    monarque entre nous met quelque différence.
LECOMTE
Ce que je méritais, vous l'avez
    emporté.
DON DIÉGUE
Qui l'a gagné sur vous l'avait mieux mérité.
LECOMTE
Qui peut mieux l'exercer
    en est bien le plus digne.
DON DIÉGUE
En être refusé n'en est pas un bon signe.
LE COMTE
Vous
    l'avez eu par brigue, était vieux courtisan.
DON DIÉGUE
L'éclat de mes hauts faits
    fut mon seul partisan.
LECOMTE
Parlons-
DONDIÉGUE
Le
    roi, quand il en fait, le mesure au courage.
LE COMTE
Et par là cet honneur n'était
    dû qu'à mon bras.
DONDIÉGUE
Qui n'a pu l'obtenir ne le méritait pas.
LECOMTE
Ne le méritait
    pas ! moi ?
DONDIÉGUE
Vous.
LECOMTE
Ton impudence, 
Téméraire vieillard, aura sa récompense.
(Il
    lui donne un soufflet.)
DON DIÉGUE, mettant l’épée à la main.
Achève, et prends ma vie après un tel affront, 
Le
    premier dont ma race ait vu rougir son front.
LE COMTE
Et que penses-
DON DIÉGUE
ô Dieu ! ma force usée en ce besoin me laisse !
LECOMTE
Ton
    épée est à moi, mais tu serais trop vain, 
Si ce honteux trophée avait chargé ma main.
Adieu.
    Fais lire au prince, en dépit de l'envie, 
Pour son instruction, l'histoire de ta
    vie ;
D'un insolent discours ce juste châtiment 
Ne lui servira pas d'un petit ornement.
ACTE  I  -
DON DIÉGUE
ô rage ! ô désespoir ! ô vieillesse ennemie !
N'ai-
Et ne suis-
Que pour voir
    en un jour flétrir tant de lauriers ?
Mon bras qu'avec respect toute l'Espagne admire, 
Mon
    bras, qui tant de fois a sauvé cet empire, 
Tant de fois affermi le trône de son roi,
Trahit
    donc ma querelle, et ne fait rien pour moi ?
ô cruel souvenir de ma gloire passée !
Oeuvre
    de tant de jours en un jour effacée !
Nouvelle dignité fatale à mon bonheur !
Précipice
    élevé d'où tombe mon honneur !
Faut-
Et
    mourir sans vengeance, ou vivre dans la honte ?
Comte, sois de mon prince à présent
    gouverneur ; 
Ce haut rang n'admet point un homme sans honneur ;
Et ton jaloux orgueil
    par cet affront insigne 
Malgré le choix du roi, m'en a su rendre indigne.
Et toi,
    de mes exploits glorieux instrument, 
Mais d'un corps tout de glace inutile ornement, 
Fer
    jadis tant à craindre, et qui, dans cette offense, 
M'as servi de parade, et non pas
    de défense, 
Va, quitte désormais le dernier des humains, 
Passe, pour me venger en
    de meilleures mains.
ACTE  I  -
DON DIÉGUE
ô rage ! ô désespoir ! ô vieillesse ennemie !
N'ai-
Et ne suis-
Que pour voir
    en un jour flétrir tant de lauriers ?
Mon bras qu'avec respect toute l'Espagne admire, 
Mon
    bras, qui tant de fois a sauvé cet empire, 
Tant de fois affermi le trône de son roi,
Trahit
    donc ma querelle, et ne fait rien pour moi ?
ô cruel souvenir de ma gloire passée !
Oeuvre
    de tant de jours en un jour effacée !
Nouvelle dignité fatale à mon bonheur !
Précipice
    élevé d'où tombe mon honneur !
Faut-
Et
    mourir sans vengeance, ou vivre dans la honte ?
Comte, sois de mon prince à présent
    gouverneur ; 
Ce haut rang n'admet point un homme sans honneur ;
Et ton jaloux orgueil
    par cet affront insigne 
Malgré le choix du roi, m'en a su rendre indigne.
Et toi,
    de mes exploits glorieux instrument, 
Mais d'un corps tout de glace inutile ornement, 
Fer
    jadis tant à craindre, et qui, dans cette offense, 
M'as servi de parade, et non pas
    de défense, 
Va, quitte désormais le dernier des humains, 
Passe, pour me venger en
    de meilleures mains.
ACTE  II  -
DONRODRIGUE
À moi, comte, deux mots.
LE COMTE
Parle.
DON RODRIGUE
ôte-
Connais-
LECOMTE
Oui.
DON RODRIGUE
Parlons bas ; écoute.
Sais-
La vaillance et l'honneur de son temps ? le sais-
LE COMTE
Peut-
DON
    RODRIGUE
Cette ardeur que dans les yeux je porte, 
Sais-
LECOMTE
Que m'importe ?
DONRODRIGUE
À quatre pas d'ici je te le fais savoir.
LE COMTE
Jeune présomptueux !
DON RODRIGUE
Parle sans t'émouvoir.
Je suis jeune, il est vrai ; mais aux âmes bien
    nées 
La valeur n'attend point le nombre des années.
LE COMTE
Te mesurer à moi ! qui t'a rendu si vain, 
Toi qu'on n'a jamais vu les armes
    à la main !
DON RODRIGUE
Mes pareils à deux fois ne se font point connaître, 
Et pour
    leurs coups d'essai veulent des coups de maître.
LE COMTE
Sais-
DON
    RODRIGUE
Oui ; tout autre que moi 
Au seul bruit de ton nom pourrait trembler d'effroi.
Les
    palmes dont je vois ta tête si couverte 
Semblent porter écrit le destin de ma perte.
J'attaque
    en téméraire un bras toujours vainqueur, 
Mais j'aurai trop de force, ayant assez
    de coeur.
À qui venge son père il n'est rien d'impossible.
Ton bras est invaincu, mais
    non pas invincible.
LE COMTE
Ce grand coeur qui paraît aux discours que tu tiens 
Par
    tes yeux, chaque jour, se découvrait aux miens ; 
Et croyant voir en toi l'honneur
    de la Castille, 
Mon âme avec plaisir te destinait ma fille.
Je sais ta passion, et
    suis ravi de voir
Que tous ses mouvements cèdent à ton devoir ; 
Qu'ils n'ont point
    affaibli cette ardeur magnanime ; 
Que ta haute vertu répond à mon estime ; 
Et que,
    voulant pour gendre un cavalier parfait, 
Je ne me trompais point au choix que j'avais
    fait.
Mais je sens que pour toi ma pitié s'intéresse ; 
J'admire ton courage, et je
    plains ta jeunesse.
Ne cherche point à faire un coup d'essai fatal ; 
Dispense ma valeur
    d'un combat inégal ; 
Trop peu d'honneur pour moi suivrait cette victoire :
À vaincre
    sans péril, on triomphe sans gloire.
On te croirait toujours abattu sans effort ; 
Et
    j'aurais seulement le regret de ta mort.
DON RODRIGUE
D'une indigne pitié ton audace
    est suivie :
Qui m'ose ôter l'honneur craint de m'ôter la vie !
LECOMTE
Retire-
DON RODRIGUE
Marchons sans discourir.
LE COMTE
Es-
DON RODRIGUE
As-
LE COMTE
Viens, tu fais ton devoir et
    le fils dégénère 
Qui survit un moment à l'honneur de son père.
ACTE II   -
DONDIÉGUE
Qu'on est digne d'envie 
Lorsqu'en perdant la force on perd aussi la vie, 
Et qu'un
    long âge apprête aux hommes généreux, 
Au bout de leur carrière, un destin malheureux !
Moi,
    dont les longs travaux ont acquis tant de gloire, 
Moi, que jadis partout a suivi
    la victoire, 
Je me vois aujourd'hui, pour avoir trop vécu, 
Recevoir un affront et
    demeurer vaincu.
Ce que n'a pu jamais combat, siège, embuscade, 
Ce que n'a pu jamais
    Aragon ni Grenade, 
Ni tous vos ennemis, ni tous mes envieux,
Le comte en votre cour
    l'a fait presque à vos yeux, 
Jaloux de votre choix, et fier de l'avantage 
Que lui
    donnait sur moi l'impuissance de l'âge.
Sire, ainsi ces cheveux blanchis sous le hamois, 
Ce
    sang pour vous servir prodigué tant de fois, 
Ce bras, jadis l'effroi d'une armée
    ennemie, 
Descendaient au tombeau tous chargés d'infamie, 
Si je n'eusse produit un
    fils digne de moi, 
Digne de son pays, et digne de son roi.
Il m'a prêté sa main, il
    a tué le comte ; 
Il m'a rendu l'honneur il a lavé ma honte.
Si montrer du courage
    et du ressentiment, 
Si venger un soufflet mérite un châtiment, 
Sur moi seul doit
    tomber l'éclat de la tempête :
Quand le bras a failli, l'on en punit la tête.
Qu'on
    nomme crime, ou non, ce qui fait nos débats, 
Sire, j'en suis la tête, il n'en est
    que le bras.
Si Chiméne se plaint qu'il a tué son père, 
Il ne l'eût jamais fait si
    je l'eusse pu faire.
Immolez donc ce chef que les ans vont ravin 
Et conservez pour
    vous le bras qui peut servir.
Aux dépens de mon sang satisfaites Chiméne :
Je n'y résiste
    point, je consens à ma peine ; 
Et, loin de murmurer d'un rigoureux décret, 
Mourant
    sans déshonneur je mourrai sans regret.
ACTE  III  -
DON RODRIGUE
Je fais ce que tu veux, mais sans quitter l'envie 
De finir par tes mains
    ma déplorable vie ; 
Car enfin n'attends pas de mon affection 
Un lâche repentir d'une
    bonne action.
L'irréparable effet d'une chaleur trop prompte 
Déshonorait mon père,
    et me couvrait de honte.
Tu sais comme un soufflet touche un homme de coeur
J'avais
    part à l'affront, j'en ai cherché l'auteur :
Je l'ai vu, j'ai vengé mon honneur et
    mon père ; 
Je le ferais encore si j'avais à le faire.
Ce n'est pas qu'en effet, contre
    mon père et moi, 
Ma flamme assez longtemps n'ait combattu pour toi :
Juge de son pouvoir :
    dans une telle offense
J'ai pu délibérer si j'en prendrais vengeance.
Réduit à te déplaire,
    ou souffrir un affront, 
J'ai pensé qu'à son tour mon bras était trop prompt, 
Je me
    suis accusé de trop de violence ; 
Et ta beauté, sans doute, emportait la balance,
À
    moins que d'opposer à tes plus forts appas 
Qu'un homme sans honneur ne te méritait
    pas ; 
Que malgré cette part que j'avais en ton âme, 
Qui m'aima généreux me haïrait
    infâme ; 
Qu'écouter ton amour obéir à sa voix, 
C'était m'en rendre indigne et diffamer
    ton choix.
Je te le dis encore, et, quoique j'en soupire, _ 
Jusqu'au dernier soupir
    je veux bien le redire :
Je t'ai fait une offense, et j'ai dû m'y porter 
Pour effacer
    ma honte, et pour te mériter ; 
Mais, quitte envers l'honneur et quitte envers mon
    père, 
C'est maintenant à toi que je viens satisfaire :
C'est pour t'offrir mon sang
    qu'en ce lieu tu me vois.
J'ai fait ce que j'ai dû, je fais ce que je dois.
Je sais
    qu'un père mort t'arme contre mon crime ; 
Je ne t'ai pas voulu dérober ta victime :
Immole
    avec courage au sang qu'il a perdu 
Celui qui met sa gloire à l'avoir répandu.
CHIMÉNE
Ah ! Rodrigue ! il est vrai, quoique ton ennemie, 
Je ne puis te blâmer d'avoir
    fui l'infamie ; 
Et, de quelque façon qu'éclatent mes douleurs, 
Je ne t'accuse point,
    je pleure mes malheurs.
Je sais ce que l'honneur, après un tel outrage, 
Demandait
    à l'ardeur d'un généreux courage :
Tu n'as fait le devoir que d'un homme de bien ; 
Mais
    aussi, le faisant, tu m'as appris le mien.
Ta funeste valeur m'instruit par ta victoire ; 
Elle
    a vengé ton père et soutenu ta gloire :
Même soin me regarde, et j'ai, pour m'affliger 
Ma
    gloire à soutenir, et mon père à venger Hélas ! 
ton intérêt ici me désespère.
Si quelque
    autre malheur m'avait ravi mon père, 
Mon âme aurait trouvé dans le bien de te voir
L'unique
    allégement qu'elle eût pu recevoir ; 
Et contre ma douleur j'aurais senti des charmes, 
Quand
    une main si chère eût essuyé mes larmes.
Mais il me faut te perdre après l'avoir perdu ; 
Cet
    effort sur ma flamme à mon honneur est dû ;
Et cet affreux devoir dont l'ordre m'assassine,
Me
    force à travailler moi-
Car enfin n'attends pas de mon affection .
De
    lâches sentiments pour ta punition.
De quoi qu'en ta faveur notre amour m'entretienne, 
Ma
    générosité doit répondre à la tienne :
Tu t'es, en m'offensant, montré digne de moi ; 
Je
    me dois, par ta mort, montrer digne de toi.
DON RODRIGUE
Ne diffère donc plus ce que
    l'honneur t'ordonne :
Il demande ma tête, et je te l'abandonne ; 
Fais-
Le coup m'en sera doux, aussi bien que l'arrêt.
Attendre après
    mon crime une lente justice, 
C'est reculer ta gloire autant que mon supplice.
Je mourrai
    trop heureux mourant d'un coup si beau.
CHIMÉNE
Va, je suis ta partie, et non pas ton bourreau.
Si tu m'offres ta tête, est-
Je la dois attaquer mais tu dois la défendre ; 
C'est d'un autre
    que toi qu'il me faut l'obtenir, 
Et je dois te poursuivre, et non pas te punir.
DON
    RODRIGUE
De quoi qu'en ma faveur notre amour t'entretienne, 
Ta générosité doit répondre
    à la mienne ; 
Et pour venger un père emprunter d'autres bras, 
Ma Chiméne, crois-
Ma main seule du mien a su venger l'offense, 
Ta main seule
    du tien doit prendre la vengeance.
CHIMÉNE
Cruel ! à quel propos sur ce point t'obstiner ?
Tu
    t'es vengé sans aide, et tu m'en veux donner !
Je suivrai ton exemple, et j'ai trop
    de courage 
Pour souffrir qu'avec toi ma gloire se partage.
Mon père et mon honneur
    ne veulent rien devoir 
Aux traits de ton amour ni de ton désespoir.
DON RODRIGUE
Rigoureux
    point d'honneur ! hélas ! quoi que je fasse, 
Ne pourrai-
Au nom d'un père mort, ou de notre amitié, 
Punis-
Ton malheureux amant aura bien moins de peine
À mourir par ta main
    qu'à vivre avec ta haine.
CHIMÉNE
Va, je ne te hais point.
DON RODRIGUE
Tu le dois.
CHIMÉNE
Je ne puis.
DON RODRIGUE
Crains-
Quand on saura
    mon crime, et que ta flamme dure, 
Que ne publieront point l'envie et l'imposture !
Force-
Sauve ta renommée en me faisant mourir.
CHIMÉNE
Elle
    éclate bien mieux en te laissant la vie ;
Et je veux que la voix de la plus noire
    envie 
Élève au ciel ma gloire et plaigne mes ennuis, 
Sachant que je t'adore et que
    je te poursuis.
Va-
Ce qu'il faut que je
    perde, encore que je l'aime.
Dans l'ombre de la nuit cache bien ton départ ; 
Si l'on
    te voit sortir mon honneur court hasardon
La seule occasion qu'aura la médisance, 
C'est
    de savoir qu'ici j'ai souffert ta présence :
Ne lui donne point lieu d'attaquer ma
    vertu.
DON RODRIGUE
Que je meure !
CHIMÉNE
Va-
DON RODRIGUE
À quoi te résous-
CHIMÉNE
Malgré des feux si beaux qui
    troublent ma colère, 
Je ferai mon possible à bien venger mon père ; 
Mais, malgré
    la rigueur d'un si cruel devoir 
Mon unique souhait est de ne rien pouvoir.
DON RODRIGUE
ô
    miracle d'amour !
CHIMÉNE
ô comble de misères !
DON RODRIGUE
Que de maux et de pleurs nous coûteront nos pères !
CHIMÉNE
Rodrigue, qui
    l'eût cru ?
DON RODRIGUE
Chiméne, qui l'eût dit ?
CHIMÉNE
Que notre heur fût si proche,
    et sitôt se perdît ?
DON RODRIGUE
Et que si près du port, contre toute apparence, 
Un orage si prompt brisât
    notre espérance ?
CHIMÉNE
Ah ! mortelles douleurs !
DON RODRIGUE
Ah ! regrets superflus !
CHIMÉNE
Va-
DON RODRIGUE
Adieu ; je vais traîner une mourante
    vie, 
Tant que par ta poursuite elle me soit ravie.
CHIMÉNE
Si j'en obtiens l'effet,
    je t'engage ma foi 
De ne respirer pas un moment après toi.
Adieu ; sors, et surtout
    garde bien qu'on te voie.
ELVIRE
Madame, quelques maux que le ciel nous envoie...
CHIMÉNE
Ne
    m'importune plus, laisse-
Je cherche le silence et la nuit pour pleurer
ACTE III  -
DON DIÉGUE
Il n'est pas temps encore de chercher le trépas :
Ton prince et mon pays ont besoin
    de ton bras.
La flotte qu'on craignait, dans ce grand fleuve entrée, 
Croit surprendre
    la ville et piller la contrée.
Les Maures vont descendre, et le flux et la nuit 
Dans
    une heure à nos murs les amènent sans bruit.
La cour est en désordre, et le peuple
    en alarmes ; 
On n'entend que des cris, on ne voit que des larmes.
Dans ce malheur
    public mon bonheur a permis 
Que j'ai trouvé chez moi cinq cents de mes amis, 
Qui,
    sachant mon affront, poussés d'un même zèle, 
Se venaient tous offrir à venger ma
    querelle.
Tu les as prévenus ; mais leurs vaillantes mains 
Se tremperont bien mieux
    au sang des Africains.
Va marcher à leur tête où l'honneur te demande ; 
C'est toi
    que veut pour chef leur généreuse bande.
De ces vieux ennemis va soutenir l'abord :
Là,
    si tu veux mourir, trouve une belle mort, 
Prends-
Fais devoir à ton roi son salut à ta perte ; 
Mais reviens-
Ne borne pas ta gloire à venger un affront, 
Porte-
Ce monarque au pardon, et Chiméne au silence ; 
Si tu l'aimes,
    apprends que revenir vainqueur .
C'est l'unique moyen de regagner son coeur.
Mais le
    temps est trop cher pour le perdre en paroles ; 
Je t'arrête en discours, et je veux
    que tu voles.
Viens, suis-
Que ce qu'il perd
    au comte il le recouvre en toi.
ACTE IV  -
DON RODRIGUE
Sous moi donc cette troupe s'avance, 
Et porte sur le front une mâle assurance.
Nous
    partîmes cinq cents ; mais par un prompt renfort, 
Nous nous vîmes trois mille en
    arrivant au port, 
Tant, à nous voir marcher avec un tel visage, 
Les plus épouvantés
    reprenaient de courage !
J'en cache les deux tiers, aussitôt qu'arrivés, 
Dans le fond
    des vaisseaux qui lors furent trouvés ; 
Le reste, dont le nombre augmentait à toute
    heure, 
Brûlant d'impatience, autour de moi demeure, 
Se couche contre terre, et sans
    faire aucun bruit 
Passe une bonne part d'une si belle nuit.
Par mon commandement la
    garde en fait de même, 
Et se tenant cachée, aide à mon stratagème ; 
Et je feins hardiment
    d'avoir reçu de vous 
L'ordre qu'on me voit suivre et que je donne à tous.
Cette obscure
    clarté qui tombe des étoiles 
Enfin avec le flux nous fait voir trente voiles ; 
L'onde
    s'enfle dessous, et d'un commun effort
Les Maures et la mer montent jusques au port.
On
    les laisse passer ; tout leur paraît tranquille ; 
Point de soldats au port, point
    aux murs de la ville.
Notre profond silence abusant leurs esprits, 
Ils n'osent plus
    douter de nous avoir surpris ; 
Ils abordent sans peur ils ancrent, ils descendent, 
Et
    courent se livrer aux mains qui les attendent.
Nous nous levons alors, et tous en
    même temps 
Poussons jusques au ciel mille cris éclatants.
Les nôtres, à ces cris,
    de nos vaisseaux répondent ;
Ils paraissent armés, les Maures se confondent, 
L'épouvante
    les prend à demi descendus ; 
Avant que de combattre ils s'estiment perdus.
Ils couraient
    au pillage, et rencontrent la guerre ; 
Nous les pressons sur l'eau, nous les pressons
    sur terre, 
Et nous faisons courir des ruisseaux de leur sang,
Avant qu'aucun résiste
    ou reprenne son rang.
Mais bientôt, malgré nous, leurs princes les rallient, 
Leur courage renaît, et leurs
    terreurs s'oublient :
La honte de mourir sans avoir combattu
Arrête leur désordre,
    et leur rend leur vertu.
Contre nous de pied ferme ils tirent leurs alfanges ; 
De
    notre sang au leur font d'horribles mélanges.
Et la terre, et le fleuve, et leur flotte,
    et le port, 
Sont des champs de carnage où triomphe la mort.
ô combien d'actions, combien
    d'exploits célèbres 
Sont demeurés sans gloire au milieu des ténèbres, 
Où chacun,
    seul témoin des grands coups qu'il donnait, 
Ne pouvait discerner où le sort inclinait !
J'allais
    de tous côtés encourager les nôtres, 
Faire avancer les uns et soutenir les autres,
Ranger
    ceux qui venaient, les pousser à leur tour, 
Et ne l'ai pu savoir jusques au point
    du jour 
Mais enfin sa clarté montre notre avantage ; 
Le Maure voit sa perte, et perd
    soudain courage :
Et voyant un renfort qui nous vient secourir, 
L'ardeur de vaincre
    cède à la peur de mourir.
Ils gagnent leurs vaisseaux, ils en coupent les câbles, 
Poussent jusques aux cieux
    des cris épouvantables, 
Font retraite en tumulte, et sans considérer
Si leurs rois
    avec eux peuvent se retirer 
Pour souffrir ce devoir leur frayeur est trop forte ; 
Le
    flux les apporta, le reflux les remporte ; 
Cependant que leurs rois, engagés parmi
    nous,
Et quelque peu des leurs, tous percés de nos coups, 
Disputent vaillamment et
    vendent bien leur vie.
À se rendre moi-
Le cimeterre au
    poing ils ne m'écoutent pas ; 
Mais voyant à leurs pieds tomber tous leurs soldats, 
Et
    que seuls désormais en vain ils se défendent, 
Ils demandent le chef ; je me nomme,
    ils se rendent.
Je vous les envoyai tous deux en même temps ; 
Et le combat cessa faute
    de combattants.
ACTE  V   -
DON RODRIGUE
Je cours à mon supplice, et non pas au combat ; 
Et ma fidèle ardeur sait
    bien m'ôter l'envie,
Quand vous cherchez ma mort, de défendre ma vie.
J'ai toujours
    même coeur ; mais je n'ai point de bras 
Quand il faut conserver ce qui ne vous plaît
    pas ; 
Et déjà cette nuit m'aurait été mortelle, 
Si j'eusse combattu pour ma seule
    querelle ; 
Mais défendant mon roi, son peuple et mon pays,
À me défendre mal je les
    aurais trahis.
Mon esprit généreux ne hait pas tant la vie, 
Qu'il en veuille sortir
    par une perfidie.
Maintenant qu'il s'agit de mon seul intérêt, 
Vous demandez ma mort,
    j'en accepte l'arrêt.
Votre ressentiment choisit la main d'un autre
(Je ne méritais
    pas de mourir de la vôtre) : 
On ne me verra point en repousser les coups ; 
Je dois
    plus de respect à qui combat pour vous, 
Et ravi de penser que c'est de vous qu'ils
    viennent, 
Puisque c'est votre honneur que ses armes soutiennent 
Je vais lui présenter
    mon estomac ouvert, 
Adorant en sa main la vôtre qui me perd.
CHIMÉNE
Si d'un triste
    devoir la juste violence, 
Qui me fait malgré moi poursuivre ta vaillance,
Prescrit
    à ton amour une si forte loi 
Qu'il te rend sans défense à qui combat pour moi, 
En
    cet aveuglement ne perds pas la mémoire 
Qu'ainsi que de ta vie il y va de ta gloire, 
Et
    que, dans quelque éclat que Rodrigue ait vécu, 
Quand on le saura mort, on le croira
    vaincu.
Ton honneur t'est plus cher que je ne te suis chère, 
Puisqu'il trempe tes
    mains dans le sang de mon père, 
Et te fait renoncer malgré ta passion,
À l'espoir
    le plus doux de ma possession :
Je t’envois cependant faire si peu de conte, 
Que sans
    rendre combat tu veux qu'on te surmonte.
Quelle inégalité ravale ta vertu ?
Pourquoi
    ne l'as-
Quoi ! n'es-
S'il ne faut m'offenser n'as-
Et traites-
Qu'après l'avoir vaincu tu souffres un vainqueur ?
Va, sans vouloir
    mourir laisse-
Et défends ton honneur si tu veux ne plus vivre.
DON RODRIGUE
Après la mort du comte, et les Maures défaits, 
Faudrait-
Elle peut dédaigner le soin de me défendre ; 
On sait que
    mon courage ose tout entreprendre, 
Que ma valeur peut tout, et que dessous les cieux, 
Auprès
    de mon honneur rien ne m'est précieux.
Non, non, en ce combat, quoi que vous veuillez
    croire, 
Rodrigue peut mourir sans hasarder sa gloire, 
Sans qu'on l'ose accuser d'avoir
    manqué de coeur 
Sans passer pour vaincu, sans souffrir un vainqueur.
On dira seulement :
    “ Il adorait Chiméne ; 
Il n'a pas voulu vivre et mériter sa haine ; 
Il a cédé lui-
Qui forçait sa maîtresse à poursuivre sa mort :
Elle voulait sa
    tête ; et son coeur magnanime, 
S'il l'en eût refusée, eût pensé faire un crime.
Pour
    venger son honneur il perdit son amour, 
Pour venger sa maîtresse il a quitté le jour 
Préférant
    (quelque espoir qu'eût son âme asservie) 
Son honneur à Chiméne, et Chiméne à sa vie.
    ” 
Ainsi donc vous verrez ma mort en ce combat, 
Loin d'obscurcir ma gloire, en rehausser
    l'éclat ; 
Et cet honneur suivra mon trépas volontaire, 
Que tout autre que moi n'eût
    pu vous satisfaire.
CHIMÉNE
Puisque, pour t'empêcher de courir au trépas, 
Ta vie et ton honneur sont de
    faibles appas, 
Si jamais je t'aimai, cher Rodrigue, en revanche, 
Défends-
Combats pour m'affranchir d'une condition 
Qui me donne
    à l'objet de mon aversion.
Te dirai-
Pour
    forcer mon devoir pour m'imposer silence ; 
Et si tu sens pour moi ton coeur encore
    épris, 
Sors vainqueur d'un combat dont Chiméne est le prix.
Adieu : ce mot lâché me
    fait rougir de honte.
DON RODRIGUE
Est-
Paraissez,
    Navarrais, Maures et Castillans, 
Et tout ce que l'Espagne a nourri de vaillants ; 
Unissez-
Pour combattre une main de la sorte animée :
Joignez
    tous vos efforts contre un espoir si doux ; 
Pour en venir à bout, c'est trop peu
    que de vous.